Monsieur Muscle

L'Arabe du futur

Je garde un certain nombre de romans que j’ai vraiment aimés et je donne désormais les autres pour éviter d’être encombrée de livres dans la maison. Mais je conserve toutes mes BD ! Cela a probablement quelque chose à voir avec le fait qu’une BD, pour moi, n’est pas seulement une histoire racontée mais aussi un objet qu’on peut reprendre plus tard et feuilleter, en s’arrêtant à nouveau sur une image, un dessin, un détail.
Je viens donc tout juste d’acheter et de lire le tome 2 du récit d’enfance de Riad Sattouf, L’Arabe du futur, que j’attendais depuis la lecture du premier volume. J’attends maintenant le tome 3 !

Le sous-titre de ce récit autobiographique est Une jeunesse au Moyen-Orient et son résumé en quatrième de couverture dit que « Ce livre raconte l’histoire vraie d’un enfant blond et de sa famille dans la Libye de Kadhafi et la Syrie d’Hafez El-Hassad. » Et comme il le raconte, sa « mère venait de Bretagne et faisait ses études à Paris. [Son] père était syrien. Il venait d’un petit village, près de Homs. C’était un élève brillant et il avait obtenu une bourse pour venir étudier à la Sorbonne. Ils se sont rencontrés au restaurant universitaire. C’était au début des années 70. »

Le résultat, c’est Riad Sattouf, dessinateur de BD ! Voici un extrait d’une interview où il parle d’une autre de ses BD et de ce que c’est qu’être un homme. Humour et grandes idées.

Riad sattouf

Transcription :
– Ça correspond à quoi, la virilité, pour vous ?
– Bah ce qui est très intéressant, je trouve, dans le fait de se poser la question de qu’est-ce qui fait qu’on est un homme et qu’on est considéré comme un homme, c’est que ça définit un peu la société dans laquelle on vit. Et disons que toutes les sociétés qui permettent à un individu d’être libre dans sa personnalité quelle qu’elle soit, c’est-à-dire de pas forcément (1) être fan de football, de pas forcément aimer les sports de combat, ou de pas forcément jouer à la guerre, ou même, pour une fille, pour les petites filles, de pas forcément aimer s’habiller en princesses, sont des sociétés plus avancées. Enfin… Et en fait, Pascal Brutal, vivant en France dans un futur proche déliquescent (2), décrit cette façon moderne un peu de recul, de retour en arrière, c’est-à-dire on est… on est un homme parce qu’on aime le foot.
– C’est peut-être une BD politique en fait alors, Pascal Brutal.
– Oh, je sais pas si c’est politique mais en tout cas, je sais que, en tant qu’homme, quand je regarde la télé et que je vois des sportifs qui…. extrêmement musclés, qui savent à peine (3) parler et que tout le monde les trouve absolument fantastiques, j’ai envie de me… de créer un personnage qui pourrait se mesurer à eux. (4)
– Il faut peut-être rappeler comment il est né quand même, ce Pascal Brutal, où vous l’avez imaginé à partir de quoi, à partir de qui, surtout.
– Bah disons que, voyez, en 2005, je commençais mon activité de dessinateur de bande dessinée, je débutais, et je travaillais dans un atelier. Et un jour, voilà, ma porte était fermée, et soudain ma porte s’ouvre, personne n’avait frappé ! Et je vois un type (5) ultra musclé qui rentre, dans ma… dans ma pièce : c’était un libraire de bandes dessinées. Il rentre, sans un bonjour ni rien, il me regarde, il s’appuie sur mon bureau et il me dit : «  Alors, Toutouf, on (6) fait toujours sa petite BD ? » Et il se redresse, il s’étend (7), il s’étire un peu, il regarde autour de lui et il sort. Et en fait, à l’époque, je ne faisais des… que des histoires sur des petits mecs (8) malingres (9), qui avaient du mal avec les filles (10) et tout. Je me suis dit : « Mais voilà, voilà un vrai héros de bande dessinée, un type qui n’a pas peur de la confrontation physique, qui aime la baston (11), qui fascine les hommes, les femmes et qui n’a peur de rien ! » Et c’est comme ça qu’il est né. Voilà, c’est ce libraire. C’est une bande dessinée qui parle de la compétition, qui se moque de la domination virile effrénée, c’est-à-dire que Pascal Brutal ne peut pas supporter d’être plus faible qu’un autre, c’est-à-dire voilà, c’est le principe du roi des hommes, c’est-à-dire que dès qu’il y a un… enfin, s’il est au restaurant avec quelqu’un, il doit manger plus que l’autre personne. S’il est en moto, il doit rouler plus vite, si il doit se battre, il doit taper tout le monde jusqu’au dernier.
– On a l’impression que vous jouez, Riad Sattouf, que vous avez ce regard d’enfant sur Pascal Brutal, comme si c’était un… comme si vous étiez un gamin dans un bac à sable (12) avec une figurine (13) en… en plastique, une sorte d’ami imaginaire pour vous.
– Disons que je pense que pour beaucoup de garçons de ma génération, qui ont été enfants et ados (14) dans les années 80-90, la figure (15) de l’homme très musclé, combattant, est très importante… a été très importante. Et moi pour ma génération, Jean-Claude Van Damme, Stallone, Schwarzenegger, tous ces mecs-là, c’était des mecs très, très importants, ils étaient… On voyait leurs films à la télé doublés en français, à longueur de… d’année (16). Donc c’est vrai que j’ai dû être marqué inconsciemment par ça et je voulais moi aussi créer mon… mon propre Musclos (17), qui pourrait participer à Expendables plus tard.

Quelques détails :
1. pas forcément : pas nécessairement, pas obligatoirement.
2. déliquescent : qui est en train de disparaître, de se détruire.
3. À peine : presque pas => ils savent à peine parler = ils ne savent presque pas parler / quasiment pas parler.
4. Se mesurer à quelqu’un : affronter quelqu’un et essayer d’être le plus fort
5. un type : un homme (familier)
6. s’étendre : normalement, cela signifie s’allonger. Donc ici, ça ne va pas, c’est pour cela que Riad Satouf se corrige et utilise ensuite le verbe s’étirer, qui correspond au geste physique que fait le libraire, imposant physiquement.
7. On fait sa petite BD : l’emploi de On ici est un emploi particulier à la place de « vous » ou « tu ». C’est comme si on s’adressait de façon plus impersonnelle à la personne, ce qui donne l’impression de la dominer.
8. Un mec : un homme. (familier)
9. malingre : maigre et sans force
10. avoir du mal avec les filles : ne pas être à l’aise avec les filles, les femmes, ne pas savoir comment les impressionner et les séduire.
11. La baston : la bagarre (argot)
12. un bac à sable : c’est l’endroit où les enfants jouent à faire des pâtés de sable, des châteaux de sable dans un jardin public.
13. Une figurine : c’est un petit personnage en plastique.
14. Ado : adolescent
15. la figure de… : le personnage, l’image
16. à longueur d’année : tout le temps. Cette expression exprime l’idée que c’est trop, que c’est excessif.
17. Musclos : ce nom désigne un personnage tout en muscles, un Monsieur Muscle.

L’émission entière est ici.

Un autre monde

DSC_3163Je m’étais déjà laissée embarquer aux Iles Kerguelen par Emmanuel Lepage. Terres du bout du monde, dont nous entendons parler de loin en loin parce que des Français y travaillent quelques jours, quelques semaines, six mois, un an, selon les missions qu’ils ont à y effectuer.

Mais il y a encore plus loin que le bout du monde ! La base Dumont d’Urville, la base Concordia, la Terre Adélie, ces noms posés sur le continent Antarctique, perdus dans l’immensité glacée : c’est de là qu’Emmanuel Lepage et son frère ont rapporté un nouveau récit. L’aventure est au détour des dessins de l’un et des photos de l’autre, et on se laisse emporter par cette histoire de blancheur, de froid, de fraternité et de passion.
Voici leurs deux voix qui racontent comment ils ont vécu ce voyage exceptionnel et comment ils ont imaginé ce beau livre.

La lune est blanche

Transcription:
– C’est… c’est vraiment une aventure narrative, graphique, qui est tellement excitante que c’est vrai que ça m’a ouvert énormément de portes. Je fais plus de la bande dessinée aujourd’hui telle que j’en faisais encore il y a quatre ou cinq ans. Ce qui m’intéresse, c’est d’explorer les champs du dessin, c’est… c’est… de la narration et de la bande dessinée.
– Enfin , il y avait une évidence en tout cas, c’est que dans ce livre, il fallait qu’on parle de notre relation de frères. C’était… enfin comme… enfin pour moi, comme pour Emmanuel, je pense, quelque chose d’assez évident, quoi, que ça allait être au cœur de l’histoire.
– Moi, il y a plein de gens qui me disent, quand on dédicace (1) : « Ah, mais c’est incroyable de faire… de voyager comme ça et que vous puissiez partager ça avec votre frère. Moi, mes frères, mes sœurs, enfin je les vois plus, ceci cela, enfin on ferait jamais un truc pareil ! »
[On ne perd] pas de vue (2) qu’ on raconte une histoire. Et dès le début, j’ai dit à François, c’est moi qui raconte l’histoire. Voilà, c’est… c’est… Je suis le… le narrateur de cette histoire. Et je demande à François quand on rentre : Tu me donnes les photos qui te plaisent. Donc c’est lui qui a fait la sélection de photos, avec des photos qui lui plaisaient beaucoup, des photos qui lui plaisaient plus ou moins. Donc moi-même, je suis revenu sur certaines photos. Il y a eu des photos sur lesquelles on se retrouvait totalement (3), d’autres où on était peut-être un peu plus hésitants. Mais l’histoire se construit autour de ces photos, à partir de cette matière-là. Comme j’ai demandé à François de me donner les lettres à Marile (4). Et donc voilà, j’ai ces éléments-là.
DSC_3154Et après, comme plein d’autres éléments, c’est-à-dire ça va être aussi, bah, les témoignages des uns, des autres, quels sont les éléments historiques, scientifiques. C’est tous ces éléments-là que je vais ensuite essayer de… de mettre en scène. Et donc puisque les photos sont là et comme ce sont des choses sur lesquelles je vais venir, eh bien j’essaie de les mettre en scène (5), c’est-à-dire qu’effectivement, il doit y avoir une cinquantaine de photos dans… dans le livre, mais je construis l’histoire de manière à ce qu’elles… au moment où elles arrivent, elles prennent toute leur… toute leur puissance, voilà. Je les fais venir, en… Je… Je… Elles ne viennent pas par hasard. C’est-à-dire qu’on fait pas un bouquin (6) de photos. C’est… c’est une histoire. Et pour moi, cette notion d’histoire, avec tous ces éléments disparates, doit être… doit être… Enfin, elle est essentielle. On raconte une histoire. Et je… Avec toujours le souci que… qu’on a envie de tourner les pages et qu’on s’ennuie pas, sur… Le bouquin, il fait 256 (7) pages. Donc j’ai… je veux pas qu’on s’interrompe ou qu’on ralentisse ou… Je veux qu’on soit embarqué (8) dans le récit comme on l’a été, embarqués dans… dans notre voyage.
– Et je me suis retrouvé confronté à une difficulté qui était qu’on est… Donc on a embarqué (9) sur un brise-glace, qui a passé donc douze jours en mer, plus de huit jours coincé dans la glace. Puis on est arrivé sur le continent (10) et on a pris ce raid, qui est en fait une longue piste, voilà, dans la… de laquelle on ne peut pas du tout s’écarter. Et en plus, voyage durant lequel moi, je suis au volant (11) d’une machine douze heures par jour. Donc la difficulté pour le photographe, c’est : à quel moment peut-on saisir l’appareil pour faire des photos ? Donc c’est le point de vue. Donc le point de vue est quasiment toujours le même, ce que l’on voit autour de nous, c’est de la glace, c’est un grand désert de glace. Donc en terme de matière, c’est assez… c’est vraiment… je dirais il y a une angoisse de la page blanche (12), il y aussi… il y a une question… enfin là photographique : mais qu’est-ce qu’on photographie ? Quelle image on donne de ce territoire ?
– C’est quand même un endroit qui lui-même est irréel, enfin… c’est un endroit où il y a pas de verticales. Sur 14 millions de km2 (13), c’est du blanc, et on est les seuls dix (14) êtres humains à des centaines et des centaines de kilomètres à la ronde (15)… enfin, même pas des êtres humains, des êtres vivants ! C’est-à-dire qu’il y a pas une mouche (16), il y a pas une feuille, il y a pas un microbe. Il y a rien ! Et ça, c’est vertigineux (17). Enfin, si le bouquin, il s’appelle La lune est blanche, on est sur la lune (18). On a… En plus, on a du mal à respirer, on est engoncé (19) dans des combinaisons énormes, on… Chaque pas peut être dangereux. Enfin… Et… Ouais, on est… on est ailleurs. Autant (20) dans Voyage aux îles de la Désolation, j’avais l’impression d’être allé au bout du monde, là, on est allés dans un autre monde, hein !

Quelques détails :
1. quand on dédicace : pendant une séance de dédicaces, pendant laquelle ils dédicacent leurs livres, c’est-à-dire les signent pour leurs lecteurs, avec un petit mot en fonction de la personne à qui le livre est destiné.
2. Ne pas perdre de vue quelque chose : ne pas oublier. Garder constamment en tête quelque chose, son objectif.
3. Se retrouver totalement sur quelque chose : être complètement d’accord, avoir la même vision, la même approche.
4. Marile : c’est la compagne de François.
5. Mettre en scène : les présenter de manière à les mettre en valeur.
6. Un bouquin : un livre (familier)
7. 256 : deux cent cinquante-six.
8. Être embarqué dans quelque chose : être emporté. (avec l’idée qu’on ne maîtrise pas tout, qu’il y a de l’imprévu, de l’aventure.)
9. embarquer sur un bateau : monter à bord.
10. Le continent : l’Antarctique.
11. Être au volant : conduire un véhicule.
12. L’angoisse de la page blanche : c’est lorsqu’un écrivain ne réussit pas à écrire, n’a plus d’idées et a l’impression qu’il ne retrouvera plus l’inspiration.
13. Km2 : on dit kilomètre carré.
14. Les seuls dix… : normalement, on dit : Les dix seuls… . Mais ici, c’est d’abord l’idée qu’il n’y a personne d’autres qui lui vient à l’esprit.
15. À des kilomètres à la ronde : très loin autour du point où on se trouve. En général, on emploie cette expression pour exprimer l’idée de solitude ou de manque : Il n’y a aucune maison à des kilomètres à la ronde.
16. Il n’y a pas une mouche : c’est plus insistant que : Il n’y a aucune mouche.
17. C’est vertigineux : ça donne le vertige.
18. Il ne dit pas la phrase complète, comme souvent à l’oral : Si le livre s’appelle La lune est blanche, c’est qu’on est sur la lune.
19. Être engoncé dans des vêtements : porter des vêtements qui ne laissent pas de liberté de mouvement.
20. Autant… : ici, cela sert à marquer le contraste entre les deux situations. En général, on introduit aussi la deuxième situation par autant : Autant d’habitude je ne crains pas le froid, autant là-bas j’ai eu froid tout le temps.

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La vidéo complète de l’interview est ici.

Et pour lire le début de cette BD, c’est ici.