Le beau monde

Le beau monde. C’est exactement l’inverse du milieu dans lequel vit Alice, en Normandie, un milieu simple, où les fins de mois peuvent être difficiles, où les petits boulots sont nécessaires. Alice travaille dans une pâtisserie. Elle travaille aussi la laine, les tissus, les matières, les teintures, pour son plaisir, toute seule. Elle rêve d’entrer dans une école d’arts appliqués, à Paris, pour y apprendre les métiers de la couture, de la broderie. Le beau monde, c’est celui d’Antoine, un monde aisé et dans lequel on parle avec aisance, et beaucoup, dans lequel on sait quelles écoles il faut choisir, dans lequel on voyage, se cultive, où on apprend très tôt à être à l’aise partout. Cela n’empêche pas qu’Antoine cherche lui aussi sa place, en photographiant un monde qui n’est pas le sien, en aimant Alice, en suscitant son amour. Mais peut-on vraiment passer d’un milieu social à un autre comme ça ? Et que deviennent ces amours de jeunesse où chacun est en train de se construire ?

Je trouve ce film très beau, porté par Ana Girardot, au jeu si subtil. Quelle magnifique jeune femme elle incarne ici ! Elle rend très émouvant cet apprentissage tenace du monde que fait Alice. Elle rend aussi très juste son apprentissage dans son école parisienne – c’est passionnant de la suivre dans ses explorations, en regardant ses mains et en écoutant les mots qu’elle apprend à poser sur son cheminement, guidée dans ses créations par des professeurs sans complaisance et des amis bienveillants.

Comme la bande annonce ne me semble vraiment pas donner une idée juste de ce film, j’ai eu envie de garder plutôt quelques passages, parmi d’autres, qui me touchent. Dans cette histoire, les mots et les émotions sont justes, les relations sociales, amicales, amoureuses sont finement observées et dépeintes, les images sont belles, sans tape à l’oeil, aux couleurs de l’océan, des fleurs mais aussi du quotidien ordinaire, que ce soit dans un HLM ou une demeure bougeoise. Une histoire simple. Alice, à la fois fragile et forte, qui pose des questions essentielles. Je n’aime pas trop ce mot devenu cliché, mais ici, il prend tout son sens : lumineuse, Alice est lumineuse.

– Quoi, c’est pour moi ? Qu’est-ce que c’est ? Oh !
– Ça m’a beaucoup aidée, la lettre (1). J’ai… Je suis rentrée dans mon école.
– Vraiment ? Je suis ravie (2) pour vous. Il fait un peu chaud pour la porter maintenant, mais merci beaucoup, c’est très gentil. Et ce sont vos amis, dehors, dans la voiture ?
– Oui, oui. Ils m’attendent.
– Alors c’est bien. Paris, l’année prochaine! Ça va vous changer. (3)
– Bah oui!
– Vous avez trouvé un logement ?
– Non, pas encore. J’aurais jamais dû amener cette écharpe. C’est horrible !

– Alice, c’est terrible. Elle est béate (4), on dirait qu’elle ne vit qu’à travers ton frère.
– Moi, je l’aime bien. Je trouve qu’elle a quelque chose d’intense. Et puis, faut voir d’où elle vient. Ça doit pas être évident. Ah, je te jure, si tu voyais sa mère (5) !
– Dieu merci (6), on n’a pas encore eu droit (7) aux présentations.
– J’aime pas que tu dises ça.
– Non. Non, non. Je veux bien voir sa famille. Mais déjà Alice, je sais pas quoi lui dire. Elle me regarde toujours comme si c’était la première fois qu’elle me voyait. Tu sais, je fais de mon mieux pour l’aider. Je suis sûre qu’elle fera une excellente petite main (8).
– Il a besoin d’une fille douce, Antoine. Maya, elle le rendait dingue.

– Antoine ? Vous êtes là ?
– Ça va, je me suis pas fait mal.
– Tant mieux. Tu es rentrée seule ?
– Antoine s’est arrêté à côté pour faire des photos. Je vais le rejoindre.
– Tu veux que je t’accompagne ?
– Non, non, c’est gentil. Je vais prendre un vélo.
– Alice, regarde ta mère. Ne bougez plus. Super. Christiane, vous pouvez me regarder ?

  1. la lettre : il s’agit d’une lettre de motivation où Alice devait expliquer son intérêt pour l’école d’art où elle souhaitait entrer.
  2. ravie : très contente (dans un style soutenu)
  3. ça va vous changer : ça va être un grand changement.
  4. être béat(e) : rester sans rien dire tellement on admire quelqu’un. C’est plutôt péjoratif à cause de cette implication de passivité.
  5. Si tu voyais sa mère ! : cette remarque est péjorative = Tu ne peux même pas imaginer comment est sa mère! (La mère d’Alice incarne le milieu modeste qui est le sien.)
  6. Dieu merci : langage très précieux, typique d’un milieu social aisé, cultivé et traditionnel.
  7. on n’a pas encore eu droit à… : cela ne s’est pas encore produit. Ici, elle veut dire qu’elle n’a pas encore été obligée de rencontrer la famille d’Alice.
  8. une petite main : cette expression désigne une couturière qualifiée mais qui est au service d’un grand couturier, une exécutante.

– J’aime bien les fleurs au bord des champs. C’est le bordel (1). Ça donne l’impression que c’était comme ça avant qu’on y soit.
– Qui, on ?
– Les humains.
– Ah ! Les humains. Nos amis les humains… Quoi ?
– C’est comme tu le dis (2).
Rodolphe m’a dit que tu étais à HEC (3). C’est bien, non ?
– Ah ouais, c’est bien. Mais je suis pas très heureux en vérité (4).
– Pourquoi ?
– Je fais de la photo depuis longtemps et j’ai envie d’en faire vraiment. Et tu vas en faire quoi, de tes fleurs ?
– Je vais essayer de les interpréter. On nous demande ça tout le temps, de dire ce qu’on aime et traduire ce qu’on ressent.
– Ça te plaît ?
– Ouais. Mais j’ai l’impression que c’est comme si une porte s’était ouverte sur un monde immense.

  1. le bordel : le bazar, le désordre (très familier)
  2. c’est comme tu le dis = c’est la façon dont tu le dis qui me fait sourire
  3. HEC : une grande école de commerce française, Hautes Etudes Commerciales.
  4. en vérité : en fait (langage plus soutenu)

– Rouge géranium ? C’est un rouge orangé. C’est beau ! Les mains, c’est le plus important si tu veux avoir l’air chic, si tu veux faire bien (1) devant ta belle-mère. C’est beau, alors, à leur maison ?
– Tout est beau. Ils ont l’air de trouver ça normal. Moi, j’aimerais juste m’asseoir, regarder. Et écouter.
– Il est canon (2), Antoine !
– Hum. Et Kevin, ça va ?
– Je sais pas. C’est vrai qu’il était pas bien (3), ces derniers temps (4). On se voit pas mal (5), en fait.
– Et il m’en veut ? (6)
– On sait pas au juste (7) ce qu’il ressent, je dirais. Mais ces derniers temps, c’est vrai, il picolait (8) pas mal.
– Ah bon ?
– En fait, Alice, on a une histoire (9) ensemble. Mais tu sais, c’est pas très… sérieux, hein. De temps en temps. On s’en est même pas rendu compte, c’était déjà arrivé. On aime bien coucher ensemble en fait. Et toi, tu es amoureuse ! Tu as les mains bouillantes. C’est le signe.

  1. faire bien : faire bonne impression
  2. il est canon : il est super beau ! (familier). On peut le dire aussi d’une femme : Elle est canon.
  3. il n’était pas bien = il n’allait pas bien, il était malheureux
  4. ces derniers temps : récemment
  5. on se voit pas mal : on se voit souvent (familier)
  6. en vouloir à quelqu’un : être fâché contre quelqu’un, ne pas lui pardonner quelque chose
  7. on ne sait pas au juste = on ne sait pas vraiment
  8. picoler : boire de l’alcool, trop d’alcool (argot)
  9. avoir une histoire avec quelqu’un : sortir avec quelqu’un, avoir des relations amoureuses, envisagées comme passagères, pas nécessairement très durables.

Ce film est disponible sur France TV, jusqu’au 30 avril. (Vous devrez subir plusieurs longues secondes de pub avant !)
Il existe aussi en DVD.

Vengeance

Aller au cinéma me manque. Je ne sais même plus dire quel est le dernier film que j’ai vu, dans notre petit cinéma à l’Estaque ! Et j’ai l’impression que j’ignore tout des quelques films qui ont réussi à sortir depuis un an. Mais nous avons eu aussi la chance de voir ou revoir des films plus anciens, même si, pour moi en tout cas, les regarder sur un écran d’ordinateur ou de télévision n’a rien à voir avec ce que l’on vit dans une salle obscure**.

Voici un de ces films dont j’ai emprunté le DVD à la médiathèque de mon quartier. Je l’avais manqué lors de sa sortie. Quel plaisir de découvrir l’histoire de la vengeance terrible d’une femme blessée dans son amour ! Vengeance impitoyable, qui nous fait passer tour à tour d’un sentiment d’empathie pour cette incroyable Madame de La Pommeraye, à une admiration fascinée pour la façon par exemple dont elle obtient des aveux du Marquis mais aussi à une interrogation sur sa détermination à tramer un complot aussi diabolique. Tout est parfaitement construit, beau, très bien filmé. Et comme je suis fan de Cécile de France, tout à fait crédible en femme du 18è siècle, c’est désormais un des films que je range dans la catégorie de ceux qui comptent pour moi.

Film en costumes, dans une belle langue qui n’est plus tout à fait la nôtre aujourd’hui, mais peinture de sentiments intemporels, qui fait aussi écho à nos préoccupations actuelles sur la place des femmes. (Emmanuel Mouret est un cinéaste de notre temps bien sûr!)

Et pour couronner le tout, une bande annonce très réussie, grâce à un florilège de répliques judicieusement posées sur des scènes du film. Il y a un art de la bande annonce !

Transcription de la bande annonce
(car sans surprise, la transcription automatique n’est pas encore au point** pour le français et donne des sous-titres truffés d’erreurs**.)

Marquis, que vous importe (1) que mon nom apparaisse dans la liste de vos conquêtes !
J’ai bon espoir.
Son orgueil est tel qu’il n’ose rentrer à Paris sans avoir vaincu sa proie.
Dois-je comprendre que vous vous êtes abandonnée (2) au Marquis ?
Toutes les passions ne se ressemblent pas. La nôtre est intense sans être excessive. Nos sentiments sont aussi pleins de tendresse que de raison.
M’est-il possible de connaître ces pensées qui m’éloignent de vous ?
J’ai peur qu’elles ne vous fâchent (3) autant qu’elles me fâchent.
Vous vous souvenez de Madame de Joncquières ?
Ce n’est pas qu’elle (4) ne soit belle comme un ange, qu’elle n’ait de la finesse, de la grâce, mais elle n’a aucun esprit de libertinage.
Pourquoi le Marquis s’attacherait-il à cette fille, alors qu’il ne s’attache à aucune autre ?
Parce que le Marquis ne résiste pas à ce qui lui résiste.
Madame, rendez-moi un service.
Lequel ?
Ayez compassion de moi (5). Je veux la revoir.
Quel est l’état de votre coeur ?
Il faut que j’aie cette fille-là. Ou que j’en périsse (6).
Je vous en supplie, madame. Il sacrifie la moitié de ma fortune. N’est-ce pas assez ?
Pour moi, le compte n’y est pas. (7)
Je crains (8) cependant que votre entreprise (9) soit excessive.
Mon entreprise est en-deçà (10) de ma douleur et du coup que le Marquis m’a porté.
Je mettrai dix hommes à leurs trousses (11), mais je les retrouverai. Je forcerai leur porte. Je ne sais ce que je ferai mais vous avez tout à craindre de l’état de violence dans lequel je suis.
Si aucune âme juste ne tente de corriger les hommes, comment espérer une meilleure société?

Des explications sur cette langue, c’est-à-dire ce qu’on dirait aujourd’hui:

  1. Que vous importe ! = pourquoi est-ce important pour vous ? / Qu’en avez-vous à faire ?
  2. s’abandonner à quelqu’un : lui céder, devenir sa maîtresse.
  3. fâcher quelqu’un : contrarier quelqu’un
  4. ce n’est pas qu’elle ne soit belle… : je reconnais qu’elle est belle… mais…
  5. Ayez compassion de moi : ayez pitié de moi.
  6. périr : mourir
  7. le compte n’y est pas : cela ne me suffit pas
  8. Je crains que : je trouve vraiment que…
  9. votre entreprise : ce que vous faites, ce que vous avez décidé de faire
  10. en deçà de : pas du tout à la hauteur de
  11. être aux trousses de quelqu’un : à la poursuite de quelqu’un

**J’ai employé quelques expressions que voici :

  • les salles obscures : c’est le nom qu’on donne aux salles de cinéma.
  • ne pas être au point : ne pas être parfait, donc ne pas bien fonctionner.
  • être truffé d’erreurs : être plein d’erreurs, de fautes

Ce film trouve sa source dans un passage de Jacques le Fataliste et son maître, de Denis Diderot. Voici un lien vers le texte original sur Gallica.

Et comme ce texte est un des classiques étudiés au lycée, on trouve de multiples analyses sur cette époque, sur le libertinage et sur cette oeuvre. En voici un exemple.
Personnellement, ce film m’a donné envie de relire ce texte, avec des yeux d’adulte cette fois !

Et pour finir, si vous avez envie de m’écouter :

Mais quand même, vivement qu’on puisse retourner au cinéma !