Avec un désert blanc pour chambre noire


J’ai été happée par ce livre qui nous dit l’histoire fascinante de trois explorateurs partis en 1897 explorer le pôle nord en ballon, puis comme engloutis très vite par la banquise, le froid, et les années – il a fallu plus de trente ans pour qu’on retrouve les restes de leur expédition malheureuse.

Ils possédaient cette foi dans la découverte des terres inconnues qu’on pouvait avoir quand le monde n’était pas encore complètement cartographié avec certitude. Il fallait une dose de folie optimiste – et de volonté de domination – pour partir ainsi, puis continuer l’aventure une fois leur ballon tombé et perdu sur la banquise.

On aimerait qu’un miracle ait lieu. Pourtant, on sait d’emblée que c’est sans espoir : cette histoire humaine fait partie de l’Histoire, celle de la Suède, celle des explorateurs. L’Histoire s’est écrite.

Le miracle, c’est que ces trois hommes aient survécu quelques mois dans cette hostilité blanche, qu’ils ont explorée et observée envers et contre tout, après être tombés. C’est cet acharnement optimiste et curieux à regarder, témoigner, raconter. Je m’attendais à lire le récit d’un calvaire, d’une errance désespérée. Mais c’est autre chose : récit d’un voyage insensé dans des conditions extrèmes, récit familial à travers les époques, récit d’une enquête pour sortir de l’oubli Nils Strindberg, Salomon August Andrée et Knut Fraenkel.

L’autre miracle, époustouflant, c’est qu’ils aient pris des photos, que leurs pellicules aient été retrouvées trois décennies plus tard dans la neige et le froid et que, de ces pellicules, aient surgi des photos, leurs photos.

Un lien s’est ainsi maintenu entre ces disparus – effacés il y a si longtemps de la terre – et nous qui regardons leurs silhouettes, contre toute attente imprimées sur du papier photographique. Ce lien avec eux naît du très beau récit d’Hélène Gaudy, qui entremêle les voix de ces trois hommes, celles de femmes très marquantes liées à leur histoire – Anna Charlier amoureuse si émouvante et plus tard, Bea Ususma si tenace dans sa quête – et la sienne, qui explore les traces laissées par ces vies fugitives, les replace au sein de la grande aventure des explorateurs et de la conquête du monde, mais aussi de la disparition progressive de ces paysages de glace que nous observons, nous, en 2019. J’ai refermé ce livre mais je reste à leurs côtés, portée par la très belle écriture d’Hélène Gaudy qui dit ceci : « Je me suis autorisée non pas à inventer des faits mais à supposer certaines scènes. »
C’est passionnant.

Quelques extraits, que j’ai enregistrés juste après:
« L’image n’est pas encore tout à fait une image, juste un fragment, englué parmi d’autres, d’une pellicule qui a passé des années sous la neige, dans l’un des territoires les plus reculés du monde. Elle est si imprégnée d’eau que sa substance sensible reste sur le doigt qui l’effleure. Elle a subi des altérations multiples. Sa date de péremption est dépassée depuis longtemps. Il y a, c’est sûr, très peu d’espoir de lire encore, dans ce qui reste, quelque chose d’une histoire.
Un homme la tient entre ses mains timides, expertes mais timides, se retient de trembler. Il s’appelle John Herzberg. C’est un photographe et technicien émérite. »
(p.15)

« Dans les bains révélateurs se dessinent d’abord les silhouettes les plus sombres – leurs silhouettes puis celle de la tente, d’une embarcation retournée, les roches qui affleurent et, parfois, une troisième silhouette plus floue, plus foncée: celle du photographe revenu précipitamment se placer dans le champ après avoir actionné le retardateur.
Ils semblent saisis dans diverses poses, puis seuls sur la banquise ou touchant du fusil le cadavre d’un ours. Impossible de les différencier à leur posture, leur façon de se tenir, leurs visages mangés par la lumière. Ces clichés semblent dire qu’ils sont interchangeables, que leurs existences n’ont pas d’importance, tout entières tendues vers le but qu’ils se sont fixés. »
(p.19)

De ce qu’ils ont enduré, physiquement et moralement car « ils s’épuisent contre ce lieu qui les mène par le bout du nez« , les photos ne parlent pas directement. Elles veulent montrer autre chose, qui nous bouleverse et nous stupéfie:
« Nous n’en verrons rien, jamais. Jusqu’au bout, ils réussiront à construire ça: cette autre vision d’eux-mêmes, jamais tout à fait atteints, jamais tout à fait par terre, et à la dresser, droite et reluisante, entre eux et notre imaginaire. »
Notre imaginaire aujourd’hui conduit par les mots, les questions et les suppositions d’Hélène Gaudy.

Un monde sans rivage

Et après, vous devriez écouter cette émission qui avait pour invitée l’auteure de ce livre en septembre dernier.
Mais pas avant d’avoir lu le livre à mon avis, pour laisser cette histoire venir à vous et vous embarquer.

C’est ce que j’ai fait puisque je viens tout juste de l’écouter.
Et je m’aperçois que j’ai utilisé sans le savoir les mêmes mots qu’Hélène Gaudy qui explique avoir été happée par ces photos, lors de sa visite d’un musée de Copenhague ! Happé(e), c’est le mot.
En voici un tout petit extrait pour vous donner envie.

Helene Gaudy Une journée particulière

Transcription:
– Et ces photos seront pour vous, Hélène Gaudy, le point de départ, en fait, de votre roman, Un Monde sans rivage. C’est… Vous allez tirer le fil (1), vous allez chercher quelque chose dans ce blanc, dans cet effacement des photos?
– Oui, tout à fait. J’ai vraiment… J’ai su que j’allais écrire sur ces images tout de suite, vraiment dans le musée. Je l’ai dit à mon compagnon avec qui j’étais dans le musée, j’ai dit c’est pas possible, cette histoire… enfin, cette histoire que j’ai apprise dans les grandes lignes (2) parce qu’il y avait des petits cartels qui expliquaient leur histoire, mais surtout ces images… ça je l’ai peut-être compris plus tard, mais ce qui m’a happée aussi, je pense, c’est le fait qu’il y ait beaucoup de vide justement dans ces images, beaucoup de blanc. Et je sentais que l’écriture pouvait se glisser dans ces blancs-là. C’était des images où il y avait un hors-champ (4) qui était énorme, on pouvait tout inventer, on pouvait tout imaginer. Et en même temps, on avait déjà de la matière, enfin il y en a sur les images, il y en a dans l’Histoire. Et plus j’ai avancé dans… Plus j’ai appris de choses sur leur histoire, plus je trouvais de matière, plus je me rendais compte que c’était une histoire complètement folle et extrêmement romanesque (5) déjà au départ. Mais c’est vrai que c’est vraiment les images, la matière du texte pour moi.

Quelques explications:
1. tirer le fil : c’est une image qui vient du tricot: on tire le fil de la laine, on le déroule pour tricoter quelque chose. Donc au sens figuré, on va dérouler le fil de l’histoire, c’est-à-dire fabriquer cette histoire.
2. dans les grandes lignes : en gros, sans entrer dans les détails. On a le cadre général, pas toutes les péripéties.
3. un cartel : c’est une étiquette ou une plaque à côté d’une oeuvre dans un musée, où on lit des explications sur l’artiste et l’oeuvre exposée.
4. un hors-champ : en cinéma ou en photographie, c’est ce qui n’est pas filmé ou photographié, donc pas dans le cadre, mais qu’on devine ou comprend. Le contexte est suggéré.
5. romanesque : digne d’être raconté dans un roman, parce qu’il y a de l’aventure, du merveilleux, de quoi s’adresser à l’imagination.

A bientôt !

Un autre monde

DSC_3163Je m’étais déjà laissée embarquer aux Iles Kerguelen par Emmanuel Lepage. Terres du bout du monde, dont nous entendons parler de loin en loin parce que des Français y travaillent quelques jours, quelques semaines, six mois, un an, selon les missions qu’ils ont à y effectuer.

Mais il y a encore plus loin que le bout du monde ! La base Dumont d’Urville, la base Concordia, la Terre Adélie, ces noms posés sur le continent Antarctique, perdus dans l’immensité glacée : c’est de là qu’Emmanuel Lepage et son frère ont rapporté un nouveau récit. L’aventure est au détour des dessins de l’un et des photos de l’autre, et on se laisse emporter par cette histoire de blancheur, de froid, de fraternité et de passion.
Voici leurs deux voix qui racontent comment ils ont vécu ce voyage exceptionnel et comment ils ont imaginé ce beau livre.

La lune est blanche

Transcription:
– C’est… c’est vraiment une aventure narrative, graphique, qui est tellement excitante que c’est vrai que ça m’a ouvert énormément de portes. Je fais plus de la bande dessinée aujourd’hui telle que j’en faisais encore il y a quatre ou cinq ans. Ce qui m’intéresse, c’est d’explorer les champs du dessin, c’est… c’est… de la narration et de la bande dessinée.
– Enfin , il y avait une évidence en tout cas, c’est que dans ce livre, il fallait qu’on parle de notre relation de frères. C’était… enfin comme… enfin pour moi, comme pour Emmanuel, je pense, quelque chose d’assez évident, quoi, que ça allait être au cœur de l’histoire.
– Moi, il y a plein de gens qui me disent, quand on dédicace (1) : « Ah, mais c’est incroyable de faire… de voyager comme ça et que vous puissiez partager ça avec votre frère. Moi, mes frères, mes sœurs, enfin je les vois plus, ceci cela, enfin on ferait jamais un truc pareil ! »
[On ne perd] pas de vue (2) qu’ on raconte une histoire. Et dès le début, j’ai dit à François, c’est moi qui raconte l’histoire. Voilà, c’est… c’est… Je suis le… le narrateur de cette histoire. Et je demande à François quand on rentre : Tu me donnes les photos qui te plaisent. Donc c’est lui qui a fait la sélection de photos, avec des photos qui lui plaisaient beaucoup, des photos qui lui plaisaient plus ou moins. Donc moi-même, je suis revenu sur certaines photos. Il y a eu des photos sur lesquelles on se retrouvait totalement (3), d’autres où on était peut-être un peu plus hésitants. Mais l’histoire se construit autour de ces photos, à partir de cette matière-là. Comme j’ai demandé à François de me donner les lettres à Marile (4). Et donc voilà, j’ai ces éléments-là.
DSC_3154Et après, comme plein d’autres éléments, c’est-à-dire ça va être aussi, bah, les témoignages des uns, des autres, quels sont les éléments historiques, scientifiques. C’est tous ces éléments-là que je vais ensuite essayer de… de mettre en scène. Et donc puisque les photos sont là et comme ce sont des choses sur lesquelles je vais venir, eh bien j’essaie de les mettre en scène (5), c’est-à-dire qu’effectivement, il doit y avoir une cinquantaine de photos dans… dans le livre, mais je construis l’histoire de manière à ce qu’elles… au moment où elles arrivent, elles prennent toute leur… toute leur puissance, voilà. Je les fais venir, en… Je… Je… Elles ne viennent pas par hasard. C’est-à-dire qu’on fait pas un bouquin (6) de photos. C’est… c’est une histoire. Et pour moi, cette notion d’histoire, avec tous ces éléments disparates, doit être… doit être… Enfin, elle est essentielle. On raconte une histoire. Et je… Avec toujours le souci que… qu’on a envie de tourner les pages et qu’on s’ennuie pas, sur… Le bouquin, il fait 256 (7) pages. Donc j’ai… je veux pas qu’on s’interrompe ou qu’on ralentisse ou… Je veux qu’on soit embarqué (8) dans le récit comme on l’a été, embarqués dans… dans notre voyage.
– Et je me suis retrouvé confronté à une difficulté qui était qu’on est… Donc on a embarqué (9) sur un brise-glace, qui a passé donc douze jours en mer, plus de huit jours coincé dans la glace. Puis on est arrivé sur le continent (10) et on a pris ce raid, qui est en fait une longue piste, voilà, dans la… de laquelle on ne peut pas du tout s’écarter. Et en plus, voyage durant lequel moi, je suis au volant (11) d’une machine douze heures par jour. Donc la difficulté pour le photographe, c’est : à quel moment peut-on saisir l’appareil pour faire des photos ? Donc c’est le point de vue. Donc le point de vue est quasiment toujours le même, ce que l’on voit autour de nous, c’est de la glace, c’est un grand désert de glace. Donc en terme de matière, c’est assez… c’est vraiment… je dirais il y a une angoisse de la page blanche (12), il y aussi… il y a une question… enfin là photographique : mais qu’est-ce qu’on photographie ? Quelle image on donne de ce territoire ?
– C’est quand même un endroit qui lui-même est irréel, enfin… c’est un endroit où il y a pas de verticales. Sur 14 millions de km2 (13), c’est du blanc, et on est les seuls dix (14) êtres humains à des centaines et des centaines de kilomètres à la ronde (15)… enfin, même pas des êtres humains, des êtres vivants ! C’est-à-dire qu’il y a pas une mouche (16), il y a pas une feuille, il y a pas un microbe. Il y a rien ! Et ça, c’est vertigineux (17). Enfin, si le bouquin, il s’appelle La lune est blanche, on est sur la lune (18). On a… En plus, on a du mal à respirer, on est engoncé (19) dans des combinaisons énormes, on… Chaque pas peut être dangereux. Enfin… Et… Ouais, on est… on est ailleurs. Autant (20) dans Voyage aux îles de la Désolation, j’avais l’impression d’être allé au bout du monde, là, on est allés dans un autre monde, hein !

Quelques détails :
1. quand on dédicace : pendant une séance de dédicaces, pendant laquelle ils dédicacent leurs livres, c’est-à-dire les signent pour leurs lecteurs, avec un petit mot en fonction de la personne à qui le livre est destiné.
2. Ne pas perdre de vue quelque chose : ne pas oublier. Garder constamment en tête quelque chose, son objectif.
3. Se retrouver totalement sur quelque chose : être complètement d’accord, avoir la même vision, la même approche.
4. Marile : c’est la compagne de François.
5. Mettre en scène : les présenter de manière à les mettre en valeur.
6. Un bouquin : un livre (familier)
7. 256 : deux cent cinquante-six.
8. Être embarqué dans quelque chose : être emporté. (avec l’idée qu’on ne maîtrise pas tout, qu’il y a de l’imprévu, de l’aventure.)
9. embarquer sur un bateau : monter à bord.
10. Le continent : l’Antarctique.
11. Être au volant : conduire un véhicule.
12. L’angoisse de la page blanche : c’est lorsqu’un écrivain ne réussit pas à écrire, n’a plus d’idées et a l’impression qu’il ne retrouvera plus l’inspiration.
13. Km2 : on dit kilomètre carré.
14. Les seuls dix… : normalement, on dit : Les dix seuls… . Mais ici, c’est d’abord l’idée qu’il n’y a personne d’autres qui lui vient à l’esprit.
15. À des kilomètres à la ronde : très loin autour du point où on se trouve. En général, on emploie cette expression pour exprimer l’idée de solitude ou de manque : Il n’y a aucune maison à des kilomètres à la ronde.
16. Il n’y a pas une mouche : c’est plus insistant que : Il n’y a aucune mouche.
17. C’est vertigineux : ça donne le vertige.
18. Il ne dit pas la phrase complète, comme souvent à l’oral : Si le livre s’appelle La lune est blanche, c’est qu’on est sur la lune.
19. Être engoncé dans des vêtements : porter des vêtements qui ne laissent pas de liberté de mouvement.
20. Autant… : ici, cela sert à marquer le contraste entre les deux situations. En général, on introduit aussi la deuxième situation par autant : Autant d’habitude je ne crains pas le froid, autant là-bas j’ai eu froid tout le temps.

DSC_3156

La vidéo complète de l’interview est ici.

Et pour lire le début de cette BD, c’est ici.

Jardin secret

Voici un petit moment que je voulais parler de cette découverte que j’ai faite il y a quelques mois. Et comme une photographe que j’aime bien suivre vient d’écrire un bel article à ce sujet, c’est l’occasion.
Histoire qui avait retenu mon attention, d’abord parce que c’est l’histoire d’une vie restée longtemps anonyme. Ensuite, parce qu’il s’agit d’une histoire surprenante, celle d’une femme singulière. Et aussi parce que c’est une histoire de création. Et pour finir, une histoire de photographe et de photographie, une histoire de regard. Pour toutes ces raisons à la fois, dans n’importe quel ordre.

C keller site
Alors, allez lire les mots évocateurs de Christine Keller et admirer les quelques photos qu’elle a choisies et mises en valeur pour nous emmener dans cette découverte.

Cela commence ainsi: « Découverte d’un joyau inconnu, chasse au trésor, personnage mystère…  »

Une exposition se tient en ce moment à Tours.
Voici ce que disait l’autre jour à la radio la commissaire de cette exposition.

Transcription :
– C’est un jeune garçon de 28 ans qui faisait une recherche sur les quartiers huppés (1) de Chicago où a vécu Vivian Maier près de… près du Lac Michigan, dans la partie nord de Chicago, et il avait besoin de… d’images pour illustrer ses propos. Et curieusement, coïncidence, il vivait en face d’un garde-meubles, et en passant devant un jour, il a su qu’il y avait des cartons qui contenaient des images de Chicago – exactement ce qu’il cherchait. Il a mis 300 dollars (2) sur la table et il a gagné… enfin (3) il a gagné, il a obtenu effectivement le… un des premiers lots – 30 000 négatifs (4). Et puis fi[…]… finalement, il s’est dit : « Mais qui était donc (5) cette Vivian Maier ? » Et au mois d’avril 2009, il a regardé sur Google qui était donc Vivian Maier et c’était… ainsi qu’il a découvert qu’elle était décédée trois jours avant.
Elle était gouvernante. Il y a un déterminisme qui était très fort, puisque sa mère et sa grand-mère étaient aussi des gardes d’enfants ou des dames d’intérieur, enfin qui s’occupaient des autres en fait, donc des gens qui étaient destinés d’une certaine manière à une certaine invisibilité, un anonymat, des gens dont on ne parle pas et des gens qui n’ont pas la possibilité, ni même la prétention (6) de sortir de cela. Donc aussi, c’était quelqu’un qui était assez singulier, puisque très introvertie, donc quelqu’un qui n’a effectivement jamais montré ses photographies, qui n’a jamais partagé. Juste simplement un exemple, lorsqu’elle a vécu chez les Gensburg entre 1966 et 1972…
– Une famille bourgeoise de Chicago, hein.
– Une famille bourgeoise. La première chose qu’elle leur dit, elle leur dit : « D’accord. Je viens vivre ici mais je veux un loquet (7) à ma chambre. » Elle disposait d’ailleurs d’un petit laboratoire, d’une salle de bains qu’elle avait transformée en laboratoire. Mais étonnamment, eux (8) n’étaient pas au courant de (9) cette espèce de chose débordante qui était en train de se construire dans cette chambre de bonne. Et voilà. Donc ils ont été très, très surpris de savoir que… qu’elle avait cette espèce (10) de double-vie finalement.

Quelque détails :
1. un quartier huppé : un quartier riche. On parle aussi par exemple de milieu huppé, de famille huppée.
2. 300 : trois cents
3. Enfin il a gagné : très souvent à l’oral, on utilise enfin quand on veut corriger et nuancer ce qu’on vient de dire.
4. 30 000 négatifs  : trente mille.(mille est invariable) A l’époque, il n’y avait que des appareils photos argentiques, donc avec des négatifs, tirés à partir des pellicules sur lesquelles se fixaient les photos. Pas d’appareils ni de photos numériques.
5. Mais qui est donc… ?: Donc sert ici à renforcer la question et à souligner l’étonnement de la personne qui se la pose.
6. Ne pas avoir la prétention de faire quelque chose = ne pas même imaginer faire quelque chose, ne pas même l’envisager.
7. Un loquet : un système très simple qui permet de fermer la porte.
8. Eux : ce pronom remplace Ils, c’est-à-dire ses employeurs, et permet de bien marquer le contraste (entre elle et eux) et donc le côté paradoxal de la situation: ils la côtoyaient tous les jours mais ne savait pas grand-chose d’elle et de cette passion.
9. Être au courant de quelque chose : savoir quelque chose, en avoir connaissance
10. cette espèce de… = cette sorte de…

Et bien sûr, perdez-vous dans toutes les autres photos sur le site consacré à Vivian Maier.

Personnellement, ce qui me parle, c’est d’abord ce magnifique noir et blanc, ainsi que le format carré de ses photos.
Puis les situations, avec tous ces gens qu’elle a photographiés, de très près. Il fallait sûrement parfois un sacré culot* pour oser « voler » ces portraits au détour des rues. On sent que certains n’appréciaient pas ! Les regards de ces bourgeoises de Chicago ne sont pas vraiment bienveillants face à cette femme, d’un autre milieu social, qui se livrait à cette drôle d’activité, pas encore aussi à la mode qu’aujourd’hui. Des regards qui en disent long* !

VM

Il y a aussi tous ces regards curieux tournés vers son appareil avec lequel elle visait par-dessus, ce qui devait l’aider à être un peu moins « visible ».

VM Regards

Il y a ces cadrages qui conduisent notre regard vers des détails significatifs toujours, contrastés souvent, drôles parfois. Quel regard !

VM cadrage

* avoir du culot: oser des choses pas vraiment acceptées.
* en dire long: être très significatif.

Histoires de photos

WR Ce jour là
Willy Ronis a photographié toute sa vie, une longue vie (99 ans) passée à regarder Paris, les bords de la Marne, le sud et ailleurs. A regarder les gens vivre.

Dans ce très beau petit livre, des années plus tard, il nous emmène avec lui, photo par photo, dans ces lieux mais aussi dans ses pensées et ses émotions, dans ce que ses yeux et son cœur ont vu. Chacune de ces photos a une histoire, chacune est une histoire. Et chaque histoire commence ainsi: Ce jour-là…

WR La flaque
Ce jour-là, je m’apprêtais à prendre le métro aux Tuileries pour rentrer chez moi. C’était une fin de matinée place Vendôme. Tout à coup, je ne sais pas pourquoi, je baisse la tête et je remarque une flaque d’eau. Je me penche encore et en la regardant bien attentivement, je vois qu’un trésor se cache dans cette flaque, la colonne Vendôme s’y reflète, et j’ai bien sûr tout de suite envie de faire une photo, c’est un petit miracle, ce reflet. Et aussitôt, une jeune femme enjambe cette flaque. Zut, je n’étais pas prêt, je l’ai ratée, j’aurais tellement voulu prendre ce geste, cet ensemble, avec la flaque, la jambe et le reflet de la colonne. Mais quand j’ai levé la tête, je me suis aperçu que plusieurs femmes passaient par là et prenaient toutes la même direction…

WR le vélo
C’était en apparence une scène de tous les jours, très simple: un papa, avec sa fille devant des vélos. Maintenant, si on regarde bien, on voit que le papa est pauvrement vêtu, il a dû décider d’emmener avec lui sa fille, pour lui acheter un petit cadeau. Mais on sent bien que ce sera difficile pour lui de trouver quelque chose qui soit vraiment un beau cadeau, et la petite fille, avec cet air qu’elle a et la façon dont elle regarde le vélo, eh bien on dirait qu’elle le désire de toutes ses forces et qu’en même temps elle y renonce, elle sait qu’elle ne pourra jamais l’avoir.[…] J’ai été ému par cette petite scène, qui rompt avec toutes les autres photographies, plutôt joyeuses, que j’ai faites à Noël, devant les vitrines.

WR Daphne

Au fond, durant toute ma vie de photographe, ce sont des moments tout à fait aléatoires que j’aime retenir. Ces moments savent me raconter bien mieux que je ne saurais le faire.

Devant toutes ces photos, je sais que je reste dans le quotidien, dans ma réalité quotidienne. Mais c’est ce que je suis. Je ne suis pas un romancier, je ne sais pas inventer, c’est ce qui est là sous mes yeux qui m’intéresse. Le plus difficile est d’arriver à le saisir.

C’est ce que je nomme la joie de l’imprévu. Des situations minuscules, comme des têtes d’épingles. Juste avant, il n’y a rien. Et juste après, il n’y a plus rien. Alors, il faut toujours être prêt.

En général, je ne change rien. Je regarde et j’attends.

A la question: « Qu’est-ce qu’une bonne image? », je me contente de répondre, faute de mieux, que c’est celle qui a su communiquer l’émotion qui l’a fait naître.

Et beaucoup d’autres photos à regarder ici.

Ça vous occupe

La vie domestiqueÇa vous occupe: il s’agit de l’une des répliques d’un film français qui vient de sortir. Petit commentaire condescendant et banal d’un homme en réponse à l’héroïne qui parle de ce dont elle essaie de remplir ses journées de femme qui a cessé de travailler.
Transposition dans un décor français d’un roman de Rachel Cusk, Arlington Park, que j’avais beaucoup aimé il y a quelques années. Tableau de ces vies de femmes, remplies, grâce au travail de leur mari, de tout ce qui est (peut-être) matériellement désirable. De quoi pourraient-elles bien se plaindre, dans ce confort protecteur, qu’elles ont choisi ou cru choisir ? Et pourtant…

Je ne sais pas ce que vaut ce film. Mais apparemment, il pose cette question des raisons qui font que des femmes continuent à penser qu’elles n’ont pas besoin d’être autonomes et que les femmes sont faites pour la « vie domestique ». Les hommes n’envisagent jamais leur propre vie dans ces termes.

Pour vous faire une idée, la bande annonce est ici.
Encore une fois, un petit condensé de français parlé !

Transcription :
– J’étais prof (1). Mais j’ai arrêté. Et là, je cherche du travail dans l’édition (2). Et sinon, j’anime un atelier littéraire avec des jeunes filles en difficulté (3) dans un lycée professionnel et j’écris aussi quelques articles.
– Bah c’est bien, ça. Ça vous occupe.
– Là, on s’est fait chier (4) comme dans une réunion de copropriété (5).
– Tu es jamais satisfaite. Une sacrée emmerdeuse (6) ! Allez viens, on va se coucher.
– Non, je vais fumer une cigarette.
– On se fait un petit café ?
– Oui.
– J’ai juste une course à faire (7). Donc à la maison à 10 heures ? C’est bon (8)?
– Vous avez quoi ?
– Arpeggio. Vivalto. Ristretto. (9)
– C’est vrai ! Tu crois pas que tu aurais été mieux avec une grande Danoise simple et cool qui aime le canoë et la gymnastique du matin ?
– Vivement que (10) tu aies la réponse pour ton job (11), hein ! Tu seras moins chiante (12).
– Ça y est ? Vous avez enfin tué votre mari ?
– Le point positif, c’est que vous êtes plus que deux sur le coup (13). L’autre, c’est Martin Delhomme.
– Je vois très bien qui c’est, oui.
– Tu couches avec lui ?
– Madame, vous êtes allée chez le coiffeur ou quoi ?
– En France, les femmes sont libres, hein. Elles sont libres de travailler, de voter.
– Ah ben on doit pas toutes vivre en France alors !
– Oh ouais.
– C’est vrai, en plus maintenant, on est au courant de (14) tous les malheurs du monde. C’est complètement angoissant. Alors qu’en fait, nous, dans notre vie, on est plutôt heureuses.
– Je sais pas si ça vous fait ça (15) à vous, mais moi, cette heure-là, ça me noue l’estomac (16).
– Le prends pas mal (17) ! Un jour, ça sera l’inverse. C’est moi qui gagnerai moins d’argent.
– Tu es vraiment dégueulasse (18)!
– Tu avais déjà invité ton amant, à venir prendre le petit déjeuner ? C’est ça ?
– Ce serait un drôle d’amant, hein, si je l’invitais au petit déjeuner ! Ça serait un mari.

Quelques explications :
1. prof : abréviation de professeur. On l’utilise très souvent, même si c’est plus familier que le mot complet.
2. L’édition : c’est le secteur de la publication des livres, etc…
3. en difficulté : c’est le terme qu’on utilise pour parler des enfants ou des ados qui ont des problèmes scolaires (et sociaux, car c’est souvent lié)
4. se faire chier : s’ennuyer, trouver le temps très long. (très familier, vulgaire, à manipuler avec précaution). On entend souvent aussi : Je me suis fait chier comme un rat mort / On s’est fait chier comme des rats morts.
5. Une copropriété : c’est l’association de tous les propriétaires dans un lotissement ou un immeuble. Il y a des réunions annuelles pour prendre des décisions sur la gestion des espaces verts, les travaux à faire dans les parties communes, le budget, etc… C’est en général très ennuyeux et le lieu de disputes entre les copropriétaires !
6. Une emmerdeuse : une casse-pieds (très familier, assez vulgaire) Et quand on ajoute « sacrée » devant, cela renforce ce mot.
7. J’ai une course à faire : avec le mot « une course » au singulier, cela peut être n’importe quoi: aller chercher du pain, passer à la poste, faire une démarche administrative, etc… Alors que lorsqu’on dit « Je vais faire les courses » (au pluriel), cela signifie qu’on va acheter à manger ainsi que ce qui est nécessaire dans une maison (lessive, produits d’entretien, etc…)
8. 10 heures ? C’est bon ?: c’est comme ça qu’on demande à une personne si ça lui convient, si ça marche pour elle.
9. Ce sont les noms de différentes capsules de café vendues par Nespresso, très à la mode, qu’on ne trouve pas au supermarché afin de leur donner une image de produits plutôt haut de gamme.
10. Vivement que… ! : cela signifie qu’on a hâte que quelque chose arrive. Il faut utiliser le subjonctif : Vivement que tu sois là. / Vivement qu’il fasse tout tout seul !
11. Ton job : on entend souvent ce mot anglais en français, mais ça n’a pas le même effet que « travail ». Personnellement, je trouve que ça donne un côté moins sérieux à ce travail, à cet emploi. (comme dans un job d’été, un job étudiant)
12. chiant : casse-pieds, ennuyeux. (très familier, plutôt vulgaire)
13. être sur le coup : essayer d’obtenir quelque chose ou d’acheter quelque chose en faisant une bonne affaire. (familier): J’ai visité un appartement qui me plaît bien. Mais il y a d’autres personnes sur le coup. Je ne sais pas si je vais réussir à l’avoir.
14. être au courant de quelque chose : en être informé / savoir quelque chose. Par exemple : Il a déménagé. Tu es au courant ? / Je n’étais pas au courant. On utilise aussi : Tenir quelqu’un au courant, c’est-à-dire l’informer de quelque chose.
15. Si ça vous fait ça = si vous ressentez ça
16. ça me noue l’estomac = ça m’angoisse.
17. Ne le prends pas mal = ne te vexe pas / Il ne faut pas te fâcher pour ça. C’est ce qu’on dit quand on fait une critique à quelqu’un mais qu’on veut un peu adoucir les choses. Si on dit de quelqu’un : Il l’a mal pris / Il l’a très mal pris., cela signifie que la personne n’a pas été contente de ce qu’on lui a dit ou fait.
18. Dégueulasse = dégoûtant (très familier, assez vulgaire). Quand cet adjectif est employé à propos de quelqu’un, c’est une insulte, un reproche très fort. C’est qu’on n’apprécie pas du tout ce que cette personne a dit ou fait.

Cela m’a aussi fait penser à une série de photos d’une photographe que j’aime suivre. Photos inhabituelles pour elle, qui reflètent ce vide.

Le regard de Martin

Martin est un de mes anciens étudiants.
Il est ensuite parti comme assistant de français en Angleterre pour partager notre langue avec de jeunes élèves anglais.
Il partage aujourd’hui ce qu’il voit à travers son objectif sur son site, ici.

Petit détail: en regardant ses photos de cirque, vous verrez qu’une des compagnies s’appelle, à juste titre, Les Nouveaux Nez. Mais lorsqu’on la découvre en entendant simplement quelqu’un en parler, on ne peut que penser qu’il s’agit des nouveaux-nés et on se demande bien ce qui se cache derrière ce nom ! Très joli jeu de mots qui repose sur la prononciation identique de nez et !