Vous me tutoyez, là, monsieur ?

Au cinéUn billet inspiré par un film sorti depuis peu et que, comme d’habitude, je n’ai pas vu. Une comédie dramatique à la française, comme on dit, adaptée du roman de David Foenkinos, Les Souvenirs.

Au hasard d’émissions à la télé, j’ai vu plusieurs scènes à propos desquelles je m’étais dit que j’en parlerais ici.

Voici l’une d’elle en cliquant ici.

Transcription :
– C’est ta grand-mère !
– Bah qu’est-ce qui se passe ?
– Elle a disparu.
– Comment c’est possible qu’elle soit partie comme ça ? Vous les surveillez pas ?
– Mais c’est pas une prison ici, monsieur.
– Non mais attendez, hein, pas…
– Alors effectivement, on a reçu un appel de la maison de retraite, mais bon, c’est pas la première fois, hein ! C’est une vraie passoire (1) là-bas.
– Mais du coup, enfin concrètement, vous pouvez faire quoi ?
– Ah concrètement, rien !
– On peut pas lancer un avis de recherche ? A la télé, ils passent leur temps avec leur « Alerte- Enlèvement » (2). On peut pas faire pareil ?
– Vous voulez qu’on lance l’ Alerte-Enlèvement pour votre mère ? Première question : est-ce que votre mère est majeure ? (3)
– Tu t’énerves pas, hein.
– Ah bah je m’énerve pas. Je ne m’énerve pas du tout, non, non, non !
– Je fais simplement mon travail, hein. On voit de tout (4), nous, ici.
– Et une mère plus jeune que son fils, tu as déjà vu ça, toi ? Hein vraiment ?
– Non mais vous me tutoyez, là, monsieur ?
– Oui, je vous tutoie ! Laisse-moi, toi ! Tout va bien, tout va bien. Tout va bien !

Quelques détails :
1. c’est une passoire : on utilise cette image à propos de lieux où on peut entrer et sortir sans difficulté.
2. Une Alerte-Enlèvement : c’est le dispositif mis en place depuis peu en France, sur le modèle des Etats-Unis, pour lancer l’alerte très vite et à grande échelle si un enfant ou un ado est enlevé.
3. Être majeur : on est majeur à partir de l’âge de 18 ans. Les alertes-enlèvement sont lancées seulement pour les mineurs.
4. On voit de tout : cette petite phrase indique que tout est possible, même les situations les plus inattendues. (familier)

Le tutoiement abolit la distance. Avec des effets opposés:
– il rapproche des autres, il met sur un pied d’égalité. Le Tu de la collaboration, ou du partage, ou de l’amitié, ou de l’amour.
– il permet de les dominer, de les insulter, de les humilier. Le Tu de l’impolitesse, ou du manque de respect, ou de l’agression verbale. Passer à Tu, c’est transgresser dans ces cas-là les règles de la sociabilité.

Dans cette scène, Michel Blanc s’inquiète, s’énerve et tutoie le commissaire : Une mère plus jeune que son fils, tu as déjà vu ça, toi ?
Mais on ne peut pas tutoyer un commissaire, ça peut avoir des conséquences : Vous me tutoyez, là, monsieur?
Et une fois son angoisse exprimée, il reprend le chemin de la politesse : Oui, je vous tutoie, dit-il… en vouvoyant le policier!
Fin du dérapage, retour au calme.

Mes codes : personnels mais bien sûr inséparables de mon milieu et de mon époque, avec l’idée qu’à mon âge, si on me tutoie, je tutoie aussi. (en version orale ou écrite, selon vos préférences)

Tu ou Vous, Catalogue personnel

– Je dis Vous à mes étudiants. Ce n’est pas le cas de tous mes collègues. Dans ce cas, le vouvoiement m’est très naturel, comme il l’est de la part des étudiants.
– Je tutoie tous mes collègues, parce que nous travaillons ensemble tous les jours. (Et à Marseille, on fait aussi la bise à ses collègues pour se dire bonjour.)
– Les jeunes collègues ont tendance à commencer par vouvoyer ceux qui sont plus âgés qu’eux et attendent le feu vert de leurs aînés pour les tutoyer. Je fais maintenant partie de ceux qui peuvent donner le feu vert. (ce qui a ses avantages et ses inconvénients.)
– Je dis Tu dans les commentaires que je laisse sur Instagram. Parfois en me disant que c’est un peu familier au tout début. Mais dans le fond, je suis surprise par ceux qui y vouvoient les autres.
– Je ne sais pas toujours quoi faire en répondant aux commentaires sur ce blog. Il me manque les repères d’âge, de « style », tout ce qu’on décrypte quand on voit les gens en chair et en os. J’ai tendance à dire Tu rapidement (ou immédiatement), sans doute pour gommer un peu la distance inhérente à ces échanges par blog interposé. Mais je fais souvent une remarque sur ce passage au tutoiement, comme pour m’excuser de cette familiarité trop précoce.
– Nous avons rencontré ce problème hier avec mes trois jeunes filles qui travaillent sur France Bienvenue cette année: pour répondre à une question posée par un visiteur, l’une n’envisageait pas de répondre en le tutoyant, la deuxième trouvait bizarre de le vouvoyer et la troisième n’arrivait pas à décider. Nous avons tranché en contournant le problème, dans une réponse où n’apparaissent ni Tu ni Vous ! (Mais c’est en général difficile de faire ce tour de passe-passe.)
– Il y a quelques personnes de mon entourage à qui je continue à dire Vous, même si nous sommes devenus plus proches au fil du temps. C’est difficile de changer des habitudes de longue date et ça ne gêne pas ces relations. C’est comme ça !
– Je dis Tu dans ma voiture à ceux qui conduisent comme des sauvages (d’après mes critères). Ce tutoiement va de pair avec des termes que je n’emploie pas habituellement. (Oui, des gros mots). Mais je suis dans ma voiture. Le Tu qui défoule.
– Si quelqu’un se permet de mal me parler et de me tutoyer d’une façon qui ne me plaît pas, je ne riposte pas en le tutoyant à mon tour. Du moins j’essaie. Tutoyer dans ce cas, c’est perdre son calme. Vouvoyer permet en quelque sorte de garder le contrôle, de maintenir la distance et d’éviter l’escalade. En général, c’est mieux d’éviter l’escalade.
– Mais ça peut avoir l’effet contraire et énerver encore plus celui qui vous énerve. Je repasse au Tu. Traduisez: je perds mon calme.

Donc deux petits mots et toute une palette de nuances…
D’un côté, comment ne pas penser aux Paroles de Jacques Prévert adressées à Barbara dans son poème :
Ne m’en veux pas si je te tutoie.
Je dis tu à tous ceux que j’aime.

Mais de l’autre, et sans poésie aucune, c’est plutôt :
Je dis tu à tous ceux qui m’agacent et que je n’aime pas !

Pour terminer, voici la bande annonce du film.
Les dialogues sont parfaits pour leur côté oral. Même s’ils sont légèrement surjoués et un peu trop « écrits », il y a ce débit de parole qui fait progresser quand on apprend le français. Et on entrevoit les falaises d’Etretat.

Bande annonce

La bande annonce est ici.

Transcription:
– Surprise !
(Chanson : Que reste-t-il de nos amours?)
– Et merci !
– Surprise !

– Bah tu manges pas ?
– Ils font des menus que pour les vieux.
– Tu as l’air en forme, toi ! Ça fait plaisir !

– C’est ta grand-mère !
– Qu’est-ce qui se passe ?
– Elle a disparu.
– Comment c’est possible qu’elle soit partie comme ça ? Vous les surveillez pas ?
– Mais c’est pas une prison ici, monsieur.
– Non mais attendez, hein, pas…
– C’est déjà arrivé quelquefois mais enfin bon, c’est rare.
– C’est pas la première fois, hein, c’est une vraie passoire là-bas !
– On peut pas lancer un avis de recherche ? A la télé, ils passent leur temps avec leur « Alerte- enlèvement ». On peut pas faire pareil ?
– Euh… Première question : est-ce que votre mère est majeure ?
– Tu t’énerves pas, hein.
– On voit de tout, nous, ici.
– Une mère plus jeune que son fils, tu as déjà vu ça, toi ?

– Putain, j’ai reçu une carte postale de ma grand-mère !
– Ah ouais ? Faut que tu y ailles, faut que tu mènes l’enquête.

– Excusez-moi.
– Vous voulez vous suicider ?
– Euh… non.
– Parce qu’on a quand même le meilleur spot pour ça ici, hein. Alors écoutez, moi je veux pas m’immiscer dans votre vie privée (1), mais moi, en tant que professionnelle, je suis obligée de vous prévenir. Donc on longe la falaise comme ça, tac (2). On arrive ici, on saute, hein, on est venu pour ça. Sauf que en cas de vent, retour en arrière…
– Je compte pas (3) me suicider en fait. Je suis quelqu’un qui aime la vie et je…
– Ah bah il faudrait le dire à votre visage parce que là, on peut pas deviner, hein !

– J’en peux plus (4) qu’on décide tout pour moi. Tu comprends ?
– Elle a du caractère (5), ta mère. C’est bien le genre à (6) partir comme ça.
– Allez, à ta grand-mère !

Quelques détails :
1. s’immiscer dans la vie privée de quelqu’un : intervenir dans la vie de quelqu’un sans en avoir vraiment le droit.
2. Tac : c’est juste une onomatopée.
3. Je ne compte pas (faire quelque chose) : je n’ai pas l’intention de… On utilise souvent la question : Qu’est-ce que tu comptes faire ?
4. J’en peux plus : j’en ai assez, je ne supporte plus cette situation.
5. Avoir du caractère : avoir une forte personnalité.
6. C’est bien le genre à (faire quelque chose) : cela correspond bien à sa personnalité, ce n’est pas surprenant de sa part.

Tu et vous, ailleurs sur ce blog et sur France Bienvenue :
Tutoyer ou pas ?
Seule avec deux enfants
En rose et bleu
On se tutoie ou on se vouvoie ?

Et n’oubliez pas de lire les commentaires. Merci à Sabine et à Anne pour leurs éclairages !

Seule avec deux enfants

Au début

Seuls au monde. Au début.
Puis, quelques années plus tard, seule avec deux enfants. Peut-être.
Telle est souvent la définition de la famille monoparentale, comme on dit aujourd’hui. Voici le témoignage de Sonia, par petites touches, sur cette vie à trois.

Transcription
– [Arthur] est chez son papa. Il passe le weekend chez lui.
– Et Sybille dort toujours.
– Et Sybille dort. Mais je vais bientôt la réveiller.
– Elle a le sommeil lourd (1) en ce moment ?
– Voilà. Mais elle se couche tard aussi (2).
– C’est compliqué la… la logistisque au quotidien avec les deux enfants, toute seule ?
– Bah non, c’est plus compliqué (3). Maintenant, ils vont à l’école. Donc Sybille rentre toute seule puisqu’elle est au collège. Elle a les clés. Et Arthur, je le récupère à 18h30 à l’étude (4). Le mercredi (5), j’ai une personne, un jeune homme, qui vient garder mes enfants, voilà, et qui fait la cuisine, qui fait les devoirs (6), qui amène Sybille à la danse. … Tu viens ?
– Bonjour Sybille. Elle s’est couchée un peu tard hier ou pas ?
– Oui, hier soir, oui. Oui, oui, elle s’est couchée tard. Elle était sur internet.
– Vous limitez l’usage d’internet ou pas ?
– Oui, j’essaie ! J’essaie !
– Qu’est-ce que tu fais sur internet le soir ?
– Bah… ça dépend. Soit j’écoute de la musique, soit je suis sur Facebook, ou des trucs (7) comme ça.
– Et le petit frère, quand il est là, il se lève aussi tard que Sybille ?
– Non, non. Alors lui, c’est… c’est complètement l’inverse. Lui, c’est du 6 heures du matin (8). Il met son réveil. Il se lève. Il va sur internet, bien sûr. Il fait ses jeux.
– Vous êtes nombreux dans ton collège à être élevé par un seul des deux parents ?
– Oui. Hum (9).
– C’est difficile d’en parler devant maman, mais tu le vis comment, toi, le… la séparation des parents ?
– Bien, parce que j’étais tout bébé (10). Donc je m’en rappelle pas… enfin… Et mon père, je le vois aussi, donc ça me fait rien. (11)
– Il habite où, ton père ?
– A Paris.
– Tu vas à Paris pendant les vacances ?
– Ouais.
– Est-ce que vous touchez une allocation (12) pour élever seule vos enfants ?
– Non. Non non, non non. Je touche… bah les pensions alimentaires (13) des papas.
– Ça… ça fait quel montant, si c’est pas indiscret ?
– Les deux cumulés, ça fait 500 €.
– Ça vous suffit pour subvenir à leurs besoins ?
– Non, non, pas du tout ! Pas du tout, mais bon, c’est comme ça, hein.
– Comment ça se passe, le travail ?
– Ça va… ça va à peu près. Il y a des hauts, des bas. Mais ça va, je me débrouille bien. Je travaille beaucoup, donc c’est beaucoup de métro, boulot, dodo (14), quoi.
– Métro (15) ?
– Oui… enfin sans métro, mais voilà ! C’est un peu ça. Parce que la vie est chère, terriblement chère.
– Qu’est-ce qui vous coûte le plus cher ?
– Bah… la… la nourriture. Oui, la nourriture, ouais. Faire les courses (16), c’est une horreur, quoi ! Tu es obligée* d’aller dans des… des magasins style Lidl, Netto (17), les choses comme ça.
– Et vous pensez rester ici un petit moment à Douelle ?
– Bah, les enfants sont bien, donc voilà. Mais j’ai quand même dans l’esprit un jour de partir vivre ailleurs, oui.
– Vous êtes pas tellement attachée à Douelle.
– C’est un petit village, on s’y sent bien. Mais c’est particulier, quoi. On n’est pas douellais. Voilà, c’est comme ça, quoi. Les gens sont gentils, mais je sais pas, il y a un barrage, quoi. Il y a une distance.

Quelques détails :
1. avoir le sommeil lourd : dormir profondément. Donc ne pas se laisser réveiller par les bruits ambiants.
2. aussi : ici, cela signifie qu’il y a une deuxième explication au fait que Sybille dorme tard.
3. C’est plus compliqué = ce n’est plus compliqué. Il ne s’agit pas de la comparaison mais de la forme négative, dans laquelle il manque « ne .
4. L’étude : ce sont les heures qui suivent la classe à l’école primaire, après 16h30 en général. Les enfants dont les parents travaillent restent à l’étude, dans leur école, et peuvent faire leurs devoirs.
5. Le mercredi : il n’y a pas classe le mercredi en primaire (ni en maternelle), sauf dans les écoles qui ont commencé à appliquer la réforme des rythmes scolaires.
6. Qui fait les devoirs : elle veut dire qu’il fait les devoirs avec les enfants, qu’il les aide. Il leur fait faire leurs travail d’école.
7. Des trucs = des choses (familier)
8. c’est du 6 heures du matin : l’emploi de « du » devant un horaire n’est pas très fréquent. Cela signifie qu’on généralise, qu’on décrit un horaire habituel, de façon plutôt familière.
9. Hum : cette onomatopée signifie qu’on approuve, qu’on dit oui.
10. Être tout bébé = être toute petite, très jeune. Elle n’avait que quelques mois.
11. Ça me fait rien : ça ne me dérange pas, ça n’a pas de conséquences sur ma vie.
12. Toucher une allocation : recevoir une allocation, c’est-à-dire une aide financière de l’Etat.
13. Une pension alimentaire : c’est une somme versée à la mère par le père en cas de divorce.
14. Métro, boulot, dodo : cette expression familière indique qu’on a peu de temps libre, qu’on est esclave de la vie quotidienne, avec beaucoup de temps passé dans les transports pour aller travailler. Et donc ensuite, on est tellement fatigué qu’il ne reste que le temps de dormir (= faire dodo : cette expression est utilisée par les enfants, sauf ici, pour que les sonorités riment.)
15. Métro ?: là où vit cette famille, il n’y a pas de métro puisque c’est un petit village. Donc c’est juste une image pour décrire le rythme quotidien de cette femme.
16. Faire les courses = acheter ce qui est nécessaire pour mange (et entretenir la maison).
17. Lidl, Netto : ce sont des magasins discount implantés en France depuis quelques années. (Les Français utilisent le mot « discount », avec une prononciation à la française bien sûr !)

* Petite remarque sur le tutoiement et vouvoiement à propos de Tu es obligé(e) d’aller dans des magasins… :
Comme vous l’avez remarqué, les deux femmes ne se tutoient pas. Mais au lieu d’employer « On » dans son sens général et impersonnel, dans une conversation, on peut utiliser un pronom plus personnel, Vous et Tu: On est obligé / Vous êtes obligé / Tu es obligé. Ce qui est bizarre, c’est que de plus en plus de gens utilisent Tu dans ce cas-là, même si par ailleurs, ils ne tutoient pas la personne à qui ils parlent. C’est un peu comme si tu devenait impersonnel, alors que c’est le pronom qui de manière générale crée le plus de proximité entre les gens.