Parce qu’elle était souriante

Un temps de PCette dame, je l’imagine petite, peut-être parce qu’elle est âgée, peut-être parce qu’elle me rappelle une de mes tantes qui a le même âge.
Cette petite conversation m’a accrochée jusqu’au bout:
Pour l’énergie de cette vieille dame, pour la façon si simple et digne dont elle parle de cette longue vie qu’on sent parsemée d’épreuves, pour sa curiosité encore, pour ses valeurs, pour son côté « les pieds sur terre ». Parce qu’elle s’étonne qu’on lui pose des questions.
Pour le tour parfois inattendu que prennent ses réponses.
Pour la façon dont les questions sont posées. J’aime Hervé Pauchon, qui écoute et sait susciter la parole des autres. Discret avec personnalité en quelque sorte, sans chercher à faire le beau, avec ses répliques un peu abruptes !
Et aussi parce que cette conversation se passe dans une bibliothèque de quartier et j’aime les bibliothèques depuis toujours.

J’ai beaucoup travaillé

Transcription :
– Bonjour Madame. Qu’est-ce que vous faites alors, là ?
– Je fais rien.
– C’est super, ça !
– Oh oui, alors vous pouvez le dire. J’ai beaucoup travaillé dans ma vie, alors de ne rien faire, c’est… c’est le rêve.
– C’est le bonheur, mais vous venez quand même devant un ordinateur pour rien faire, quoi.
– Non. Déjà (1), j’ai essayé de comprendre comment ça fonctionnait, Wikipedia, parce que je suis… J’étais très perplexe (2).
– Pourquoi vous étiez perplexe ?
– Parce que je me demandais… C’est pas une encyclopédie ordinaire, Wikipedia, et je me demandais si ça correspondait vraiment à des valeurs exactes, quoi, si c’était… s’il n’y avait pas… Mais j’ai appris que oui. Enfin…
– Il y a beaucoup d’erreurs, quand même, hein. On dit souvent…
– Oui, il y a des erreurs mais… Et j’ai su par exemple qu’on les… qu’on les sanctionnait, ces erreurs en quelque sorte.
– Ah oui. Comment ?
– Avec des personnes qui sont là pour ça, parce qu’ils travaillent pour savoir si c’est justifié en quelque sorte, ce qui est annoncé.
– Et vous, vous avez fait quoi ? Vous m’avez dit que vous avez beaucoup travaillé, que maintenant vous étiez contente de vous reposer ? Oui, vous… Vous avez fait quoi avant ?
– Déjà , j’ai élevé trois enfants, dont un fils qui a un handicap très grave. Donc je suis restée comme son ombre derrière lui. J’ai… J’ai quitté trois départements (3) pour le suivre. Donc déjà, ça m’a fait beaucoup (4). J’ai eu deux autres enfants. J’ai six petits-enfants. J’étais dans l’enseignement. Mon mari aussi. Et ça, vous savez, ça a été très lourd, parce que c’est quelque chose qui ne… qu’on n’imagine pas avant de l’avoir vécu. C’est quelque chose qui vous domine et qui vous prend tout entier. J’ai eu de la chance parce que j’avais une bonne santé.
– Aujourd’hui, qu’est-ce qu’il est devenu, votre enfant ? […] handicapé.
– Oh, il a beaucoup travaillé et il a un très haut niveau, disons… C’est un intellectuel déjà. Et puis c’est quelqu’un qui a une certaine philosophie. Alors il a fini par (5) supporter le handicap, parce que tout le monde n’est pas comme ça. Par l’admettre, si vous voulez. Et puis il a utilisé toutes les ressources de son esprit pour travailler. C’est pas méchant, mais je pense qu’il n’avait plus rien d’autre à faire, qu’à faire travailler sa cervelle (6) puisque ses membres (7) ne marchaient pas. Je sais pas si c’est… si c’est… si on peut comprendre ça.
– Si. Moi je comprends ce que vous voulez dire. Mais ça veut dire qu’aujourd’hui, vous êtes plus derrière lui (8), ça veut dire qu’il…
– Oh pas du tout ! Puis il s’est marié. Il a soixante ans, mon fils ! C’est un… C’est presque un vieux monsieur. Pas aussi vieux que moi mais… Mais donc.. Et par dessus le marché (9), il a une femme qui le soigne et qui l’aime. Et ça, c’est quelque chose que l’on trouve rarement chez les gens qui ont un handicap, quel qu’il soit. Un handicap moteur (10) aussi, parce que le handicap moteur, c’est très lourd aussi pour ceux qui sont autour.
– Vous, vous avez pas regretté de porter ce fardeau (11) comme vous avez dit ?
– Pas du tout ! Non seulement je l’ai pas regretté mais je crois que j’ai fait quelque chose de mon existence. Parce que j’étais une femme ordinaire.
– Là, aujourd’hui, c’est le Festival du domaine public (12).
– Oui.
– Ça vous inspire quelque chose ?
– Moi j’ai pas de… Non, j’ai pas d’idée là-dessus mais… mais je crois que c’est intéressant. Et puis j’ai de l’estime pour tous les gens qui sont ici, parce que c’est une très petite bibliothèque mais elle fonctionne très bien. Et elle se met vraiment à la portée de (13) ceux qui sont autour, du quartier en particulier. C’est surprenant parce que moi, j’ai fréquenté des grandes bibliothèques, y compris à Paris, et c’est pas ça du tout (14)! Pourquoi est-ce que vous m’interrogez comme ça ?
– Parce que vous êtes souriante.
– Oh, oh, oh ! Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? C’est une bibliothèque où on est toujours bien accueilli, je vais pas vous faire… me mettre à faire… Déjà, je ne suis pas très compétente devant un ordinateur, alors j’avais peur de gêner la collectivité (15).
– Vous avez quel âge ?
– 82 ans.
– Bah dites-donc, vous les faites pas, hein ! (16)
– Peut-être mais enfin je les ai, et la fatigue avec.
– Par rapport au festival du domaine public, vous avez appris quelque chose aujourd’hui ?
– Non, je n’ai pas appris.
– Vous êtes pas déçue de pas avoir appris quelque chose ?
– Non, je ne suis pas déçue, et puis vous savez à mon âge, on a tellement à apprendre aussi dans une vie que… Mon beau-père disait toujours : La vieille ne voulait pas mourir parce qu’elle avait toujours quelque chose à apprendre. Etje trouve que c’est une très bonne formule.
– C’était qui, la vieille ?
– N’importe qui ! C’est anonyme.
– Moi je pensais qu’il parlait de sa femme ou…
– Ah non, non ! Non, il parlait pas de sa femme, c’est pas le style quand même ! Non. Non. C’est un… Je sais pas, c’est un dicton (17) je crois, qu’il avait chez lui. J’ai jamais entendu ça que par lui. Mais je trouvais que c’était très bien vu (18).
– Et votre prénom ?
– Je m’appelle Gilberte. Qu’est-ce que ça a à voir avec moi ?
– Bah c’est votre prénom !
– Oui. On m’appelle… Mais Gilberte, moi, ça me fait toujours bizarre.
– Pourquoi ? On vous appelle comment ?
– Je sais pas, mon mari m’appelle… Il m’appelle Mimi, mais je sais pas pourquoi il m’appelle Mimi !
– Bah faudrait peut-être lui poser la question quand même !
– Non. C’est pas la peine. Je m’en contente. Je suis… C’est bien comme ça.
– Gilberte, je vous remercie d’avoir répondu à mes questions.
– Oh, c’était pas des questions extraordinaires, de toutes les façons (19), hein.
– Je suis désolé ! Qu’est-ce que j’aurais pu vous poser comme questions extraordinaires ?
– Non, non, rien, rien ! Ça m’amuse, vous savez. Maintenant, je suis trop âgée pour me faire du souci pour des idioties.
– Oh bah non. Il y a pas d’âge ! Faut jamais se faire du souci…
– J’ai appris, j’ai appris, au fur et à mesure qu’il y avait des choses importantes et les autres. Les choses importantes sont pas tellement nombreuses mais… mais par contre, elles sont… Elles ont beaucoup d’intérêt.
– C’est quoi, ces choses importantes ?
– Par exemple, d’être en bonne santé, de pouvoir travailler, de pouvoir aider autrui (20), d’écouter les autres. Voilà, ça, c’est très important, je crois.
– Bah c’est ce que je fais, je vous écoute.
– Oui. C’est votre métier. Normal.
– Non, c’est mon plaisir.
– Ah bah, tant mieux ! (21)

Quelques détails :
1. déjà : ici, cela signifie Premièrement / Tout d’abord.
2. Être perplexe : se poser des questions parce qu’on ne comprend pas une situation.
3. un département : la France est divisée en départements. Donc elle veut dire qu’elle a dû déménager plusieurs fois.
4. Ça m’a fait beaucoup : c’est une phrase très orale, qui signifie que ces déménagements lui ont demandé beaucoup d’efforts, de temps, d’énergie. Par exemple, si on veut vous donner du travail, vous pouvez dire familièrement : Je ne sais pas si je vais y arriver. Ça me fait beaucoup.
5. Il a fini par… : il a mis du temps, il a suivi tout un processus avant d’accepter.
6. Faire travailler sa cervelle : c’est une façon familière de dire qu’il a fait travailler son cerveau, son intelligence. Quand on dit de quelqu’un qu’il n’a pas de cervelle, cela veut dire que cette personne agit sans réfléchir.
7. Ses membres : les bras et les jambes.
8. Derrière lui : être derrière quelqu’un, c’est être obligé de s’en occuper, de vérifier sans cesse qu’il fait bien les choses, le surveiller. Par exemple : Cet enfant n’est pas très mûr ! Il faut tout le temps que ses parents soient derrière lui.
9. Par dessus le marché : de plus, en plus de tout ça. (expression familière) Par exemple : Il est arrivé en retard. Et par dessus le marché, il avait oublié de faire son travail !
10. Un handicap moteur : c’est un handicap qui affecte la mobilité physique. Ce n’est pas un handicap mental.
11. Un fardeau : un poids très lourd, qui empêche d’avancer, de marcher, de vivre normalement.
12. Le domaine public : c’est le contraire des droits d’auteur pour une œuvre. On dit par exemple d’un livre qu’il est tombé dans le domaine public, ce qui autorise tout le monde à le reproduire, le diffuser, etc.
13. se mettre à la portée de quelqu’un : s’adapter pour que cette personne comprenne, puisse suivre ce qui se passe, etc.
14. c’est pas ça du tout ! : c’est totalement différent.
15. La collectivité : les autres, en tant que groupe.
16. Vous les faites pas ! : On ne dirait pas que vous avez 82 ans. (« Les » renvoie aux 82 ans)
17. un dicton : un proverbe
18. C’est très bien vu : c’est très juste, ça correspond bien à la réalité.
19. De toutes les façons = de toute façon
20. autrui : c’est une façon un peu plus soutenue de dire : Les autres.
21. Tant mieux : c’est ce qu’on dit quand on est satisfait de quelque chose, ou quand on est content pour quelqu’un. C’est un peu comme dire : C’est bien.

L’émission est ici.

Quand on n’a plus vingt ans

Dans les pays riches, nous vivons de plus en plus vieux. Et pourtant, tout est fait pour qu’accepter son âge ne soit pas chose facile.
D’ailleurs, pendant longtemps, c’est comme si on ne vieillissait pas, ou tout au moins, cela reste de l’ordre de l’abstrait, tant on est occupé à autre chose. Puis on devient mortel. Le temps passe vraiment. Et on continue à vivre, avec cette conscience et une autre acuité.
J’aime bien écouter les gens qui ont déjà vécu longtemps et qui savourent leur présent, avec sagesse.
Transcription :
– On a au téléphone Régine, qui nous appelle de Meudon (1). Régine, bonjour. Je peux donner votre âge, Régine ?
– Oui, bien sûr.
– Bon, je le fais, allez, de toute façon.
– Au contraire.
– Vous avez 74 ans.
– Oui.
– Et vous nous dites depuis tout à l’heure : « Dépêchez-vous ! Dépêchez-vous ! Je dois partir puisqu’il est bientôt 10 heures et demie. » Vous êtes donc une retraitée de 74 ans active.
– Absolument, absolument ! Tant que je le peux, absolument !
– Vous nous expliquez, Régine… enfin, c’est ce que vous disiez aux standardistes que la vieillesse a pour vous plein d’avantages. Pourquoi ?
– Eh bien, je trouve qu’elle a un avantage, c’est que tout le monde est plus gentil avec moi que quand j’avais 50 ans. Je sais pas… Je suis en bonne santé mais je me balade (2) avec une canne parapluie, et je trouve que dans les transports en commun, dans les musées, partout, tout le monde est aux petits soins (3), voilà, d’une part. D’autre part, je rencontre beaucoup de gens de ma génération qui sont un peu tristounets (4)… enfin, bon. Et alors je leur dis : « Ecoutez, on a, nous, un avantage, même deux, nous ne serons plus au chômage et nous ne mourrons pas jeunes. » Et ça a du mal à détendre l’atmosphère (5) parce que je crois que beaucoup courent après des éléments de jeunesse. Et moi, je pense qu’il y a des éléments de vieillesse qui sont pas inintéressants.
– Qu’il faut savoir accepter aussi, peut-être.
– Oui. Le temps, la disponibilité, je trouve. Par contre, je suis… j’étais intéressée par ce qu’a dit votre journaliste tout à l’heure… enfin, la journaliste tout à l’heure. Je me suis sentie vieille le jour où j’ai perdu ma mère et j’ai perdu ma mère, j’avais 69 ans. Donc je n’étais plus la fille de quelqu’un.
– D’accord.
– Voilà. Mais je ne suis pas encore arrière-grand-mère. Donc peut-être que ça m’aide à tenir le coup (6) aussi.
– Est-ce que pour vous, l’important, c’est plus du côté du médical ou plus du côté des relations sociales ?
– Ah, des relations, des relations ! Je… je fuis le médical ! Je ne sais pas si on doit le dire.
– Vous avez le droit de dire tout ce que vous voulez !
– Voilà, je fuis un peu le côté… Comment appelle-t-on ça… non pas prévention mais détection. Je suis plus pour la prévention que pour la détection. Et le fait d’avoir vu mes… vivre mes grand-mères d’une manière simple et en même temps active, ça m’aide beaucoup. Voilà.
– Bah je vous… je vous remercie, Régine. Je peux vous demander où vous devez filer (7), donc, à 10 heures et demie ?
– Dans une école maternelle où je vais lire à la récréation (8) auprès des petits enfants, voilà.
– Et quelque chose qui vous fait du bien aussi, j’imagine.
– Absolument ! Je suis mamie (9) de plusieurs petits enfants, voilà.

Quelques détails :
1. Meudon : c’est une ville de la banlieue parisienne.
2. Se balader : se promener (familier). Ici, elle veut dire qu’elle a une canne dès qu’elle sort. Par exemple, on peut dire : Il se balade toujours avec un couteau dans sa poche. Cela ne signifie pas nécessairement qu’il se promène, mais juste qu’il a toujours un couteau dans sa poche.
3. être aux petits soins : être très attentionné vis-à-vis de quelqu’un et traiter cette personne avec beaucoup d’égards.
4. Tristounet : triste. On emploie cet adjectif un plus familier pour adoucir un peu cette idée de tristesse. Etre tristounet / tristounette, ce n’est pas le grand désespoir, c’est ne pas être très gai.
5. Détendre l’atmosphère : rendre la situation plus légère, faire en sorte que les gens soient plus détendus, en racontant quelque chose de léger, de drôle, etc…
6. Tenir le coup : résister, rester solide, ne pas se laisser atteindre par les difficultés. On peut l’employer aussi pour des objets, du matériel.
7. Filer (quelque part) : courir, se dépêcher d’aller quelque part. (familier) Si on dit à quelqu’un: Je file !, c’est qu’on est pressé parce qu’on a autre chose à faire et qu’on ne peut pas rester.
8. La récréation: c’est la pause de la matinée et de l’après-midi pour les enfants à l’école primaire et à l’école maternelle. En général, ils vont jouer dans la cour de récréation.
9. Mamie : c’est comme ça que beaucoup d’enfants appellent leur grand-mère.