Des vies arrêtées

Marseille

On est toujours touché par ces vies brutalement interrompues, celles d’inconnus ainsi que celles de champions qu’on connaissait à travers leurs parcours et leurs exploits plus ou moins récents, des hommes et des femmes qu’on suivait de loin en loin, dont on entendait régulièrement les noms au gré de grandes compétitions sportives: Camille, Alexis, Florence, jeunes ou moins jeunes.
Pour Florence Arthaud, cela avait commencé dans les années 80-90. Souvenir des images de sa victoire dans la Route du Rhum en 1990. J’ai toujours eu de l’admiration pour cette navigatrice et aimé écouter ce qu’elle racontait sur la mer, sur la voile, sur sa passion.

Florence et la mer

Transcription:
– Son destin est d’autant plus tragique qu’elle s’est sauvée de la mer dans des conditions, vous vous rappelez, elle est tombée de son bateau, dans la nuit, elle a réussi à prévenir des gens qui sont venus la chercher au milieu de la Méditerranée. Et puis cruellement, elle va mourir parce que deux pilotes peut-être ont accroché les pales de leur hélicoptère.
– La joie de vivre. Elle avait… oh là, là, là, elle avait choisi Marseille, parce que bon, c’est la mer, hein, c’est sa vie, c’est sa passion. Elle était toujours avec nous, elle venait nous voir quand on rentrait avec le poisson. C’est vraiment une catastrophe ! Catastrophe !

– Nous, on est hyper rustique, c’est-à-dire que nous, on doit fournir des efforts démesurés, sans dormir, sans manger, et ça, sur plusieurs jours, ou plusieurs dizaines de jours, ou plusieurs semaines ou plusieurs mois. Donc on peut pas dire qu’on soit à la… exactement préparés de la même façon que les autres sportifs de haut niveau (1). Nous, notre mental (2) est très important et puis on s’apparente… on peut se comparer davantage aux… aux gens qui font de la montagne (3).
Ah moi, celui que je préfère, c’est l’océan Pacifique, pour deux raisons, c’est que c’est le plus grand, donc on peut vraiment y passer du temps sans voir de côtes, ni de… ni d’êtres humains, en se sentant vraiment faire partie d’un autre monde. Et puis aussi pour des couleurs particulières qu’il peut avoir même avec 4000 mètres d’eau, en fait, de profondeur sous la quille. Il y a des jours où le Pacifique, il est turquoise, vraiment comme on peut le voir dans les lagons. Mais sinon, je crois qu’il y a rien qui ressemble plus à une vague qu’une autre vague. Ce sont les couleurs qui changent, et puis la hauteur des vagues.
Le chemin parcouru par les femmes jusqu’à ce que moi, je fasse mes trucs en liberté dans les Routes du Rhum, etc. autour du monde a été énorme. Moi, j’ai l’impression d’avoir profité à mort (4) de… du travail de Benoîte Groult (5), de Simone Veil et de bien d’autres femmes qui se sont battues pour la liberté.

Quelques détails :
1. un sportif de haut niveau : c’est le terme utilisé pour parler de cette catégorie de sportifs qui pratiquent leur sport de façon très intensive pour être des champions dans leur discipline. On parle de sport de haut niveau.
2. Le mental : c’est la force mentale, psychologique. Par exemple, on dit de quelqu’un qu’il a un mental de champion, un mental de gagnant.
3. Faire de la montagne : c’est l’expression utilisée pour parler des alpinistes.
4. Profiter à mort de quelque chose : profiter à fond, énormément de quelque chose. (familier)
5. Benoîte Groult et Simone Veil : ce sont des féministes, qui ont milité pour les droits des femmes. Benoîte Groult est écrivain. Simone Veil, quand elle était ministre de la Santé, a fait voter en 1974 la loi qui a légalisé l’IVG en France, pour éviter que les femmes n’aient recours aux avortements clandestins, si dangereux pour leur santé.

J’avais déjà partagé avec vous ce qu’elle disait de sa vie de marin ici et ici.

Les hasards décisifs

VoilierC’est ce que raconte ce scientifique navigateur (ou ce navigateur scientifique). Sa curiosité, comme il nous l’explique, l’a poussé à partir dans des endroits peu explorés. Pas de voyages touristiques pour Eric Brossier qui s’est découvert une passion pour la mer, sous des latitudes peu hospitalières. Les Iles Kerguelen, puis à l’opposé, le pôle nord. Il parle des chemins qu’il a choisi de prendre, aidé par de belles rencontres et de belles expériences. C’est un vrai plaisir de l’écouter.

Transcription :
– Je… J’étais en fin d’études dans un secteur du Génie Océanique, j’avais une possibilité de partir au Texas, travailler sur des…
Vous avez fait l’Ecole Centrale (1), hein.
– Oui, enfin, voilà, j’ai terminé par un master à l’Ecole Centrale en Génie Océanique et puis j’avais une proposition de travailler sur ces grands projets offshore au Texas pendant une coopération. Et puis j’apprends la possibilité de partir aussi dans les Terres Australes et Antarctiques Françaises. Donc j’annule tout, je tente. Heureusement, ça marche et c’est là que j’ai, donc toujours guidé par cette curiosité – là on est sur une toute petite base, isolée au milieu de l’Océan Indien, territoire français mais bon, très peu habité ; il y a qu’une base – je découvre vraiment quelque chose qui me convient, qui me fascine. C’est une année extraordinaire, c’est un tournant (2), et c’est là aussi que je réalise que j’ai envie de continuer de travailler dans ces endroits qu’on connaît pas bien et que la mer est quand même plus qu’omniprésente et finalement, en ayant un bateau, on peut peut-être trouver un sens, quelque chose, inventer un mode de vie. J’avais pas envie de rester dans un laboratoire, j’avais pas envie de rester coincé dans un bureau d’études. Je me suis dit : Si je me concentre sur la partie acquisitions de terrain, observation, voilà, je serai ravi (3). Donc c’est… L’idée a germé (4) là. Après, il y a eu un parcours pendant quelques années dans la… dans une compagnie de prospection géophysique.
Vous vous êtes occupé des problèmes sismiques, je crois.
– C’est ça. Voilà. Par méthode sismique, on va sonder le sol, faire des échographies du sous-sol, pour des clients qui sont des compagnies minières et pétrolières en général. Et ça a été fascinant, une grande… un grand apprentissage pour moi, dans le… l’organisation de grosses équipes. Et puis, on travaille toujours avec des… du personnel local, donc toujours à l’étranger, dans les coins les plus perdus. J’étais prospecteur. C’est marrant (5) comme nom de métier ! Et donc j’étais tout le temps dans les endroits méconnus puisqu’on faisait la prospection. Forcément, j’étais ravi, j’étais servi(6) mais bon, il y avait un caractère un peu trop industriel, un peu trop vraiment guidé par le profit, le besoin de trouver des ressources, minières et pétrolières. Bon je… Mon idée persistait, quoi, de mettre à contribution mon énergie, mais pour un projet plus modeste, plus capable d’aller dans les coins qu’on connaît moins et puis je garde cette affinité avec la… avec la recherche scientifique – mon père a fait quarante ans de recherche – bon, même si je… j’ai jamais été chercheur, j’aime cette façon de… d’approcher le monde et c’est là que je me suis lancé.
Il y aussi une rencontre, je crois, qui a beaucoup compté, la rencontre avec Isabelle Autissier (7).
– Oui, j’ai… J’étais avec elle hier encore. C’est… c’est devenu une amie, mais c’est vrai qu’il y a vingt ans, tout juste vingt ans, Isabelle Austissier était lancée dans un tour du monde en course et elle a… elle a démâté (8). Elle a fait escale aux Iles Kerguelen (9). La petite bande (10) de… de… s’est vite passionnée pour son histoire, on a tout fait pour lui permettre de repartir, réparer son bateau. Et alors pendant ces trois jours intenses…
Oui, parce que vous-même, hein, vous étiez aux Iles Kerguelen.
– Oui, voilà, j’étais aux Kerguelen. Donc on la voit arriver. On n’était pas du tout des… ni des marins, encore moins des régatiers (11). On n’était pas équipé pour préparer un bateau de course mais avec les moyens du bord (12), de la base, et surtout beaucoup de bonne volonté, bien, on lui a permis de repartir. Bon, malheureusement, elle a recassé le bateau un peu plus loin. Mais alors (13), quelle rencontre ! Quelle expérience !
Pourquoi cette rencontre vous a marqué à ce point-là, à ce moment-là ?
Bah parce qu’elle était… elle était bien, elle était… Même si elle était en course – elle était en tête de la course – elle était bien dans son élément. Et alors que on (14) voit ce bateau – nous, on connaissait bien la région, ça faisait plus d’un an, ouais, ça faisait un an qu’on était là – on la voit arriver toute seule sur son bateau, sans mât. Elle était pas stressée, et voilà, ça fait partie du jeu, elle gérait bien son histoire. Elle a catalysé, quoi, le… le groupe qui s’est passionné pour son histoire, et… Et puis moi, j’ai compris qu’avec un bateau, même sans moteur, sans rien, avec très peu de moyens – bon, là, ce sont des bateaux de course – mais avec un bateau plus simple, on peut aller loin, longtemps, en autonomie, emmener des gens qui n’y connaissent rien (15). Et donc ça a confirmé quelque chose, une idée, quoi, qui… Ça a précisé plutôt une idée qui germait. Mais aussi, sa capacité d’entreprendre, de piloter un projet, et c’est elle, entre autres, que j’ai été voir (16), quand j’ai osé mettre tout ça noir sur blanc (17), six-sept ans plus tard. Et c’est une des rares personnes qui m’a pas dit : Bon, tu es farfelu (18). J’avais pas… j’avais pas un radis (19), je… enfin, j’avais pas de budget pour acheter un bateau, j’avais jamais eu de bateau, j’avais… j’étais pas marin, enfin, j’étais… j’avais tout à découvrir. Mais bon, le concept me plaisait beaucoup, quoi, me… Et elle m’a… elle m’a non seulement pas dit que j’étais… que j’allais au casse-pipe (20), mais elle m’a donné des conseils qui se sont avérés encore aujourd’hui très justes et encourageants et… Donc bon, c’est sûr que ça a… c’est une rencontre majeure pour moi.

Quelques détails :
1. l’Ecole Centrale : c’est l’une des grandes écoles prestigieuses en France.
2. Un tournant : dans la vie de quelqu’un, il s’agit d’un moment décisif, où on prend une direction déterminante, alors qu’on aurait pu en prendre une autre.
3. Ravi : très content. C’est un mot fort, qu’on emploie peu pour cette raison.
4. Germer : voici une image courante associée aux idées; on dit qu’elles germent, comme des graines.
5. Marrant : amusant (familier)
6. être servi : avoir tout ce dont on rêvait et donc être pleinement satisfait / être comblé. (familier)
7. Isabelle Austissier : une navigatrice française qui a fait le tour du monde en compétition, qui a participé au Vendée Globe.
8. Démâter : perdre son mât.
9. Les Iles Kerguelen : une de ces TAAF dont il parle au début.
10. La petite bande : il veut parler du petit groupe d’hommes qui se trouvait sur cette base perdue dans l’océan.
11. Un régatier : quelqu’un qui fait des régates, c’est-à-dire des courses en voilier.
12. Avec les moyens du bord = comme on pouvait, avec ce qu’on avait.
13. Mais alors ! : cela sert à renforcer l’exclamation qui suit. (à l’oral)
14. alors que on : normalement, on dit alors qu’on… Mais à l’oral, très souvent, vous entendrez que on, avec les deux mots prononcés bien distinctement. En fait, c’est comme si on pensait d’abord juste à dire alors que, sans encore savoir tout à fait ce qu’on va ajouter derrière. Puis vient on, mais on ne se corrige pas en répétant alors qu’on
15. Il n’y connaît rien = il n’est pas compétent dans ce domaine qui est totalement nouveau pour lui.
16. C’est elle que j’ai été voir = elle que je suis allé voir. A l’oral, on entend souvent cette forme avec le verbe être au lieu du verbe aller. C’est ce dont parlait Danielle Sallenave, avec son histoire de dompteur qui a été manger, et non pas mangé. (Pour savoir si on doit écrire -é ou -er, il suffit donc de remplacer le verbe du 1er groupe par un verbe comme voir.)
17. mettre quelque chose noir sur blanc : c’est être capable de rédiger un projet sur le papier, et donc de lui donner une vraie existence.
18. Farfelu : un peu fou, pas très réaliste, qui n’a pas vraiment les pieds sur terre. On peut employer cet adjectif à propos de quelqu’un mais aussi à propos d’une idée, d’une décision par exemple : Il a toujours des idées farfelues / Il a pris une décision farfelue / C’est un projet farfelu.
19. Je n’avais pas un radis : je n’avais pas d’argent du tout. (argot)
20. aller au casse-pipe : aller à la catastrophe, à l’échec. Casser sa pipe, en argot, c’est mourir. Donc on utilise cette expression aussi par exemple en parlant de soldats envoyés au combat: Les généraux ont envoyés leurs soldats au casse-pipe en 1914.

L’émission en entier est à écouter ici.
De quoi voyager ! Je me suis régalée.
(Le voilier que j’ai pris en photo ne résisterait pas aux conditions dans lesquelles évolue le bateau d’Eric Brossier, conçu pour la navigation dans les glaces! )

Un bateau, du foie gras et de la passion

Il a grandi à Aix-en-Provence.
Il a d’abord passé du temps à faire des études et de la musique.
Mais finalement, sa vie, c’est parcourir les mers du globe sur des voiliers immenses. Commencer à naviguer sur un petit Optimist dans la baie de Marseille, ça mène au bout du monde !
Franck Cammas raconte tout ça avec des éclats de rire qui sentent bon le bonheur de faire ce qu’on aime par dessus tout.


Transcription:
– Ouais, vous êtes un petit gabarit (1), hein, si je peux me permettre (2), Franck.
– Exactement. On est… on est un peu pareils en fait.
– Ouais, c’est ça. Enfin, moi, un peu plus gros que vous, hélas pour moi. Mais bon… Mais vous êtes pas une force de la nature (3), quoi.
– Non, non, non. Non, non. Je… je… j’irais pas sur un terrain de rugby. Donc…
– En revanche, mental[ement]…
– Je me suis mis au vélo. Je me suis mis au vélo et j’en ai même adapté un sur… sur le bateau et ça me permet de hisser les voiles.
– Ah oui, oui. C’est comme ça. J’ai vu ça. Alors, en revanche, vous êtes une force de la nature psychologique. Tous les gens qui vous approchent disent (4) vous avez une capacité d’analyse incroyable. Et un gars comme Bruno Peyron, notre camarade, dit, en parlant de vous, vous ne pouvez pas vous empêcher de vouloir gagner, même une partie de pétanque (5). C’est drôle (6), moi, je m’en fous (7). Je perds, aux boules, j’en ai rien à faire (8). Lui, il veut gagner partout. C’est ça votre truc (9), quoi.
– Ouais, j’aime bien ça. Ouais. J’ai du mal… j’ai du mal à perdre (10), mais… mais ça m’arrive souvent aussi, malheureusement.
– Racontez-nous votre parcours. Pour les auditeurs qui adorent les navigateurs – on peut comprendre pourquoi – vous, Maths Sup, Maths Spé (11), le violon, le piano. Vous êtes atypique dans ce milieu-là.
– Ouais, déjà (12), je suis pas breton (13), donc je suis un peu atypique. Je viens d’Aix-en-Provence. Mais j’ai dû quand même prendre ma… ma carte d’électeur (14) en Bretagne.
– C’est dur, hein, la carte d’électeur en Bretagne !
– C’est dur !
– Et comment vous avez été admis chez les Bretons ?
– On est bien admis quand on a un bateau et qu’on invite des Bretons à bord. Donc ça s’est bien passé à ce niveau-là.
– Et qu’on picole (15) un peu ?
– Ouais, ça, j’ai eu… j’ai eu du mal, hein. J’ai pas encore l’âge, je crois.
– Vous avez pas encore l’âge. Mais qu’est-ce qui fait que à un moment donné, vous avez pris cette voie-là ? En tout cas, vous étiez pas parti pour faire autre chose dans la vie, vous ? C’était depuis tout petit, vous vouliez être sur un bateau et être navigateur ?
– Ouais, j’ai rêvé… j’ai rêvé de ça avant de… avant d’aller sur l’eau. Je… je lisais des livres. Je… j’avais… Mon livre de chevet à 10 ans, c’était Eric Tabarly qui faisait son tour du monde sur Pen Duyck 6.
– Ouais.
– Et donc ça m’a bien [envie]… ça m’a donné bien envie de… d’essayer ça. Bon, j’ai commencé en faisant de l’Optimist à Marseille, donc c’était quand même assez loin de ce que je fais maintenant.
– Ouais.
– Mais j’étais passionné parce que c’est un sport extraordinaire. Il y a beaucoup de facettes dans ce sport où… où on a à progresser. C’est en même temps un sport mécanique comme l’est la Formule 1. Et dans la conception des bateaux, c’est quand même génial de pouvoir travailler avec des… des ingénieurs et des architectes pour… pour trouver le meilleur bateau. Et ensuite, quand on est sur l’eau, bah, il y a beaucoup de… Il y a beaucoup de… beaucoup d’analyse à faire. C’est un sport intellectuel, c’est un jeu d’échecs avec… avec les adversaires et avec la météo. Et on a toujours l’impression que… qu’on peut progresser, et je pense qu’en une vie, on n’arrivera jamais être suffisamment bon, et on fait toujours des erreurs. Et c’est pour ça que c’est un… c’est un sport fascinant.
– Vous emmenez un instrument de musique sur le bateau ?
– Ah, malheureusement, un piano, ça serait un peu lourd. Et un violon… un violon, je pense qu’il se casserait assez vite parce que ça bouge trop à bord. Donc j’emmène un… un iPhone.
– Est-ce que les filles… Maintenant, il y a des super navigatrices, les Maud Fontenoy, etc…, les Ellen McArthur à l’époque. Est-ce que les filles aujourd’hui, elles sont aussi bonnes – Allez, Julie me regarde comme si je faisais un gros mot (16). Evidemment je connais l’égalité hommes-femmes – mais est-ce que franchement, elles sont compétitrices ?
-Bah il y en a certaines qui sont vraiment très… très compétitrices, ouais, ça… ça c’est sûr, et qui battent les hommes. C’est… C’est d’ailleurs un… un des seuls sports où… où une femme et un homme part[ent] (17) à égalité, parce que ça se joue pas uniquement sur le physique, loin de là. Et ça se joue sur la capacité d’analyse, la lucidité, le feeling que l’on a au réglage avec son bateau. Et… et une femme est largement aussi capable à ce niveau-là que un homme. Voilà.
– Combien vous gagnez si vous remportez la Route du rhum ?
– J’ai même pas regardé les prix mais je crois que c’est 50,000 €, donc…
– Quand on regarde [pas] les prix, ça veut dire qu’on n’a pas besoin généralement. C’est que… c’est qu’on vit bien, quand on regarde pas les prix.
– On n’a pas besoin pour vivre et de toute façon, j’ai déjà beaucoup de chance de pouvoir vivre de cette passion-là. Et… et en plus, en voile, on peut… on peut continuer à faire notre sport jusqu’à plus de 60 ans si on en a envie. Donc c’est génial. J’ai pas besoin de plus d’argent.
– Vous allez peu dormir. Et vous mangez quoi ? Du lyophilisé ?
– Ah là, je me suis fait des petits plaisirs pour cette Route du Rhum quand je suis tout seul. C’est… c’est plus simple. Donc…
– Caviar ?
– Ouais, du…
– Ouais ?
– Non, non ! Pas du caviar mais…
– Du foie gras !
– Du foie gras, ouais. Du foie gras, c’est… c’est pas mal. C’est pas mal dans le froid.
– Vous allez prendre du poids, faites gaffe (18), Franck, hein !
– Non, je crois pas. Je crois que j’ai de la marge (19) là-dessus.
– Vous avez de la marge. Et dormir ? C’est toujours par tranches de 15-20 minutes ?
– Ouais, on est obligés en fait. On est en complète surveillance permanente avec le bateau donc notre sommeil est dicté par les mouvements du bateau, par la météo. Et parfois on a le temps de dormir parce que la météo est stable et parfois, on est obligé de rester bien éveillé, que ça soit jour et nuit, pour régler et pour surveiller le bateau, pour surveiller ce qui arrive… ce qui arrive devant les étraves.
Vous êtes combien sur la ligne de départ, pour terminer ?
On est 85 et on est une dizaine par contre dans notre classe de grands multicoques.

Quelques explications:
1. un petit gabarit: c’est quelqu’un de petite taille, pas gros.
2. si je peux me permettre = si je peux me permettre de dire ça.
3. être une force de la nature: être grand, costaud.
4.ils disent vous… : normalement, il faudrait dire « Ils disent que vous… « . Mais à l’oral, ce n’est pas très gênant.
5. la pétanque: un jeu de boules populaire en France, notamment dans le sud.
6. c’est drôle: ici = c’est bizarre, c’est étrange.
7. Je m’en fous: ça m’est égal, ce n’est pas important pour moi. (très, très familier)
8. J’en ai rien à faire: ça n’a aucune importance pour moi. (très familier)
9. c’est votre truc: c’est quelque chose que vous aimez faire. (familier)
10. J’ai du mal à… : c’est difficile pour moi de…
11. Maths Sup et Maths Spé: c’est le nom des deux années de classe prépa qu’on fait pour essayer d’entrer dans une école d’ingénieur.
12. déjà: premièrement
13. breton: c’est quelqu’un qui est originaire de Bretagne. Les Bretons sont des marins, des navigateurs.
14. prendre sa carte d’électeur quelque part: on vote près de son domicile. Donc il veut dire par là qu’il s’est installé en Bretagne.
15. picoler: boire (trop, en général) (argot)
16. faire un gros mot: normalement, c’est plutôt « dire un gros mot ». Un gros mot, c’est une insulte, c’est un mot très impoli, incorrect.
17. part à égalité: il devrait dire « partent », au pluriel.
18. faire gaffe: faire attention ( familier)
19. avoir de la marge: en être très loin. Ce n’est pas vraiment un risque, car il n’est vraiment pas gros.
20. les étraves: l’avant du bateau. (il y en a plusieurs sur les multicoques)

Dès que le vent soufflera

Mais pourquoi écouter cette chanson de Renaud de 1983 ?
Plein de bonnes raisons !

– La Route du Rhum vient de se terminer pour les navigateurs qui ont fait la course en tête. Alors on reste dans une ambiance marine.
– C’est la grande mode en France en ce moment de nous ressortir les chansons des années 80 et 90. Le bon – tant mieux! – et le moins bon – bof! – chanté par des jeunes ou par les interprètes de l’époque eux-mêmes, parfois un peu essoufflés et pathétiques…
– Renaud a un accent de titi parisien. Je vous avais promis un autre accent que l’accent marseillais !
– Et surtout, comme vous aimez le français, vous ne pouvez pas ne pas écouter les chansons de Renaud !

Qu’elles soient critiques envers notre monde ou pleines de tendresse pour les siens, pleines d’humour ou de poésie, elles sont toutes si bien écrites – avec beaucoup d’argot – que nous les avons tous quelque part dans notre mémoire.

Pour écouter, c’est là.

C’est pas l’homme qui prend la mer
C’est la mer qui prend l’homme, tatatin
Moi la mer elle m’a pris
Je me souviens un mardi
J’ai troqué (1) mes santiags (2)
Et mon cuir un peu zone (3)
Contre une paire de docksides
Et un vieux ciré jaune
J’ai déserté les crasses (4)
Qui me disaient « Sois prudent »
La mer c’est dégueulasse (5)
Les poissons baisent (6) dedans

Refrain : Dès que le vent soufflera
Je repartira (7)
Dès que les vents tourneront
Nous nous en allerons (8)

C’est pas l’homme qui prend la mer
C’est la mer qui prend l’homme
Moi la mer elle m’a pris
Au dépourvu tant pis
J’ai eu si mal au cœur (9)
Sur la mer en furie
Que j’ai vomi mon quatre heures (10)
Et mon minuit aussi
Je me suis cogné partout
J’ai dormi dans des draps mouillés
Ça m’a coûté des sous (11)
C’est de la plaisance, c’est le pied (12)
Refrain
Ho ho ho ho ho hissez haut ho ho ho (13)

C’est pas l’homme qui prend la mer
C’est la mer qui prend l’homme
Mais elle prend pas la femme
Qui préfère la campagne
La mienne m’attend au port
Au bout de la jetée
L’horizon est bien mort
Dans ses yeux délavés
Assise sur une bitte (14)
D’amarrage, elle pleure
Son homme qui la quitte
La mer c’est son malheur
Refrain

C’est pas l’homme qui prend la mer
C’est la mer qui prend l’homme
Moi la mer elle m’a pris
Comme on prend un taxi
Je ferai le tour du monde
Pour voir à chaque étape
Si tous les gars du monde
Veulent bien me lâcher la grappe (15)
J’irai aux quatre vents
Foutre un peu le boxon (16)
Jamais les océans
N’oublieront mon prénom
Refrain
Ho ho ho ho ho hissez haut ho ho ho

C’est pas l’homme qui prend la mer
C’est la mer qui prend l’homme
Moi la mer elle m’a pris
Et mon bateau aussi
Il est fier mon navire
Il est beau mon bateau
C’est un fameux trois-mâts (13)
Fin comme un oiseau [Hissez haut]
Tabarly, Pageot
Kersauson et Riguidel
Naviguent pas sur des cageots
Ni sur des poubelles
Refrain

C’est pas l’homme qui prend la mer
C’est la mer qui prend l’homme
Moi la mer elle m’a pris
Je me souviens un vendredi
Ne pleure plus ma mère
Ton fils est matelot
Ne pleure plus mon père
Je vis au fil de l’eau
Regardez votre enfant
Il est parti marin
Je sais c’est pas marrant (17)
Mais c’était mon destin

Dès que le vent soufflera
Je repartira
Dès que les vents tourneront
Nous nous en allerons
De requin. (18)
…Dès que les vents tourneront
Je me n’en allerons (8)

Des explications :
1. troquer : échanger
2. des santiags : des bottes
3. un cuir un peu zone = un blouson en cuir pas très raffiné
4. les crasses : les nuls, les débiles (argot)
5. dégueulasse : dégoûtant (très familier)
6. baiser : faire l’amour (familier)
7. je repartira : cette forme n’existe pas. Il faut dire « Je repartirai ». Mais ça rime avec « soufflera » !
8. Nous nous en allerons : ça n’existe pas non plus évidemment, sauf dans la bouche des enfants qui ne savent pas encore que le verbe « aller » est très bizarre ! La forme correcte, c’est « Nous nous en irons » au futur. Et tout à la fin, Renaud fabrique une forme encore plus incorrecte.
9. avoir mal au cœur : c’est ce qu’on dit quand on a envie de vomir. (parce qu’on a trop mangé, ou parce qu’on est malade en voiture ou en bateau)
10. mon quatre-heures : mon goûter. (familier) Les enfants français font un goûter vers 4 heures- 4 heures et demie. (après l’école). Et ensuite, Renaud ajoute « mon minuit » – expression qui n’existe pas – pour montrer qu’il a été malade tout le temps.
11. des sous : de l’argent (familier, très utilisé)
12. c’est le pied : c’est super (familier)
13. Ce sont les paroles et l’air d’une chanson de Hugues Aufray, plutôt ringarde mais que tout le monde connaît.
14. une bitte d’amarrage : pour attacher la corde des bateaux amarrés à quai. Mais c’est le même mot que « bite » qui désigne le sexe de l’homme en argot. Donc Renaud joue sur l’ambiguité, d’autant plus qu’il traîne un peu entre «bitte» et « d’amarrage ».
15. lâcher la grappe à quelqu’un : laisser quelqu’un tranquille (argot)
16. le boxon : le désordre, le bazar (argot). Foutre le boxon = mettre le bazar, perturber. (argot)
17. marrant : amusant (familier)
18. nous nous en allerons… de requin : jeu de mots comme les aime Renaud sur «aileron de requin».

Petite remarque de conjugaison :
Dans le 4è couplet, quand Renaud dit « J’irai aux quatre vents« . Il fait une liaison entre « irai » et « quatre », comme si c’était « J’irais », c’est-à-dire le conditionnel présent. Mais c’est le futur qu’il veut employer, comme un peu avant: « Je ferai le tour du monde ». C’est une faute classique des Français qui confondent futur et conditionnel présent  à la première personne du singulier.

Quand on est petit, on apprend que pour ne pas se tromper d’orthographe ou ne pas faire une liaison qui tue (!), il faut remplacer « je » par une autre personne et voir dans le contexte si on dirait : nous irons (futur) ou nous irions (conditionnel) / il ira (futur) ou il irait (conditionnel), etc… C’est pas sorcier* !

* c’est pas sorcier : ce n’est vraiment pas compliqué ni mystérieux. (familier)

L’ivresse de la course

Florence Arthaud a été la première navigatrice aussi populaire, entre autre parce qu’elle a été la première femme à remporter la Route du Rhum en 1990. Sa vie est faite des sensations fortes de la course. Vivre pour elle, c’est vivre sur la mer, avec la mer. C’est une histoire de bonheur, de passion et d’humilité. Passionnante à écouter dans sa simplicité et sa sincérité.

C’est sans doute aussi ça qui l’a rendue populaire : elle ne se la joue pas* et elle partage ses exploits avec son public qui le lui rend bien. D’ailleurs, c’est souvent le cas avec ces grands champions que sont les marins : pas de frime*, pas de chichis*, pas de train de vie tape-à-l’oeil*, pas de caprices de star et un vrai contact avec les passionnés de voile et avec ceux qui sont tout simplement en admiration devant leurs aventures, ceux qui sont là par milliers pour les saluer, à Saint Malo ou ailleurs, quand ils larguent les amarres et quand ils reviennent à terre.


Transcription :
– Vous aviez quand même envie de vous mesurer à des bateaux, à des mers, à des océans et majoritairement à cette époque-là, à des navigateurs qui sont des hommes.
– Oui, oui.
– Comment ça se passe dans votre tête, ça ?
– Bah, je crois que le… le… le fait d’être concentré sur la vitesse du bateau, la… En général, les gens nous disent : « Oh, mais vous les coureurs, vous profitez pas, vous regardez pas les couchers de soleil, vous regardez pas les nuages. On les regarde dix fois plus, parce qu’on dort dix fois moins ! Et justement, nous, notre truc (1), c’est l’observation, aussi. C’est savoir regarder les nuages, regarder la mer, les changements de couleur, pour savoir le temps qu’on va se prendre sur la gueule (2)! Ou la calmasse (3) qu’on pourrait peut-être éviter. Et donc, c’est vraiment… On est… on est beaucoup plus fondu dans l’élément que si on est seulement passager pour le plaisir, sans être préoccupé par la vitesse.
– J’ai l’impression que vous nous dites aussi que… et notamment puisque vous démarrez jeune, c’est un moyen de vous rassembler, la compétition et la course. C’est le moment où vous êtes avec vous-même en… dans un état de concentration peut-être pas… alors certains diront peut-être de transe, mais il y a forcément une dimension un petit peu quand même mystique…
– Ah oui, oui.
– Et physique.
– Il y a une vibration cosmique.
– Ouais.
– Et physique parce que on est dans un état second (4). Le fait d’être isolé, de parler à personne (5), d’être dans ce décor énorme, et la fatigue aidant (6), le… Tout ça vous plonge dans un état second. Et finalement, on n’a pas… Le fait d’être en course, on pense pas à grand-chose parce qu’on est concentré sur la vitesse et on devient un petit animal, en fait, dont l’instinct revient… L’instinct qu’on perd quand on est à terre revient, l’instinct animal. Et ça, c’est génial, parce qu’en fin de compte, on se vide la tête de toutes les saloperies (7) qui nous encombrent quand on est à terre pour remplir en fait nos… nos cellules d’émotions.
– Mais il y a des odeurs en mer ? Il y a des parfums qui arrivent ? Il y a… Si je comprends bien, c’est votre oreille, vos yeux, vos sens…
– Ouais, il y a pas d’odeurs. Il y a pas d’odeurs.
– Le sel…
– Quelquefois, j’ai des hallucinations d’odeurs, moi ! D’odeurs de bouffe (8). J’ai tout d’un coup l’impression que il y a un petit bœuf mironton (9) qui est en train de mijoter à l’intérieur et tout (10). Et à chaque fois, je suis déçue parce que c’est pas le cas !
– Oui, comme dans un rêve, quoi !
– Voilà.
– J’arrive pas à savoir à quel moment, il peut vous arriver d’avoir peur. Nous, ça nous inquiète, cette… Il y a 7000 mètres de fond (11)! Vous comprenez ce que je veux dire. On vit avec ces idées-là quand même!
– Ouais, ouais, ouais.
– Alors, comment vous le dominez ? Ou est-ce que vous n’y pensez pas ? Je…
– Ah, si, si, on y pense parce que quand même on se fait des frayeurs (12) de temps en temps parce qu’on a des bateaux…
– Quand est-ce que vous avez vraiment peur ?
– Bah, j’ai eu peur deux fois. Une fois quand le cargo est venu me récupérer et que il m’a accostée et je… je connais des histoires comme ça où il y a eu des drames, où quand on l’a récupérée, la personne est tombée à l’eau et s’est fait broyer entre le cargo et… et le bateau. Et moi je…
– Sur un acte de sauvetage ?
– Sur un acte de sauvetage. Et j’ai vraiment cru à un moment, quand… quand je… Le bateau… mon bateau tapait contre la coque du cargo qui était énorme et que j’ai commencé à passer… à dériver et à passer à l’arrière, dans le remous des hélices, je me suis dit « Bon bah là, c’est foutu (13), je vais être aspirée par le remous des hélices et c’est foutu . » Et heureusement le… le commandant avait… avait coupé les… les moteurs ! Et puis sinon, on a quand même des frayeurs, des petites frayeurs. Mais c’est ça qui est bien. C’est… Parce que nous, on pousse toujours nos bateaux à la limite. Et les limites, on les connaît que (14) quand … La limite du chavirage, on la connaît que (14) quand on a chaviré. Les limites de la casse, pareil (15). Donc en fait, on… on a toujours un peu la trouille (16).
– La grosse vague, c’est un truc qui… ou par définition…?
– Bah, les grosses vagues aussi, c’est… c’est impressionnant. Non, moi je me souviens quand on était dans le… dans l’Océan Indien ou dans le Pacifique sud, dans la Course Autour du Monde, là, c’était en équipage, on avait… On entendait les déferlantes parce que les vagues peuvent être énormes, et quand on les entendait, on sentait qu’il y avait une grosse vague qui arrivait derrière nous la nuit, parce qu’on l’entendait comme un énorme coup de tonnerre. Et là, on se disait « Oh là, là ! Vaut mieux essayer de la prendre dans le bon sens et de… de la surfer dans le bon sens ! » Donc c’est… c’est toutes ces petites frayeurs, mais qu’on a dans… dans tous les autres sports en fin de compte. C’est la vitesse, quoi ! C’est… c’est les sensations de la vitesse, c’est le plaisir de la vitesse.
– C’est donc comme un champion du monde de rallye qui prend son virage.
– Voilà.
C’est du même ordre (17) pour vous.
– Voilà. Voilà. Ouais.
– Vous préférez les monocoques ou les multicoques finalement ?
– Je préfère les multicoques.
– Pourquoi ?
– Ça va plus vite ! Ça va plus vite, et justement, parce que il y a… il y a ce petit truc (18) en plus. On a des frayeurs sur les multicoques !

Quelques explications :
1. notre truc : ce qu’on aime faire et qu’on fait bien, ce qui est important pour nous. (familier)
2. se prendre quelque chose sur la gueule : ce qui va nous arriver. (argot – très familier) Une version plus neutre, c’est de dire : « ce qu’on va se prendre sur la tête / sur la figure ».
3. la calmasse : terme marin pour parler d’une période pendant laquelle il n’y pas de vent et donc les voiliers n’avancent pas. C’est le calme plat. Les marins disent aussi : « la pétole ».
4. être dans un état second : ne pas être dans son état normal.
5. le fait de parler à personne : il manque « ne » = le fait de ne parler à personne. (familier et oral)
6. la fatigue aidant : la fatigue est un facteur qui s’ajoute au reste.
7. les saloperies : tout ce qui est négatif. Les saletés. (argot – très familier)
8. la bouffe : la nourriture (argot – familier)
9. un bœuf mironton : une recette traditionnelle de bœuf en sauce.
10. et tout : cette expression nous laisse imaginer la scène avec d’autres détails. (familier et oral)
11. 7000 m de fond = 7000 m de profondeur
12. se faire des frayeurs : de faire peur tout seul parce qu’on prend des risques.
13. c’est foutu : c’est fini, tout va rater. (très familier) Plus poliment, on peut diren: c’est fichu.
14. on les / la connaît que quand… : il manque « ne » : On ne les / la connaît que… (oral et familier)
15. pareil : c’est pareil / c’est la même chose. (familier)
16. la trouille : la peur (argot – familier)
17. c’est du même ordre : c’est une expérience similaire. C’est la même chose.
18. un truc : une chose  / quelque chose (familier)

* se la jouer : avoir un comportement prétentieux, se croire supérieur aux autres et le leur faire sentir.(familier)
* la frime : c’est quand on cherche à attirer l’attention sur soi. Mais derrière, il n’y a pas grand-chose, que du bluff.
* faire des chichis : se comporter avec affectation, pas simplement.
* tape-à-l’oeil : c’est le contraire de discret. C’est quand on essaie d’attirer les regards uniquement par l’apparence, de façon ostentatoire.

Et si vous ne connaissez pas encore Sophie, une de mes étudiantes elle aussi passionnée de voile que j’ai interrogée il y a quelque temps, vous pouvez l’écouter sur France Bienvenue ici et ici.

L’appel du large

Dans quelques jours, c’est le départ de La Route du Rhum, cette course à la voile en solitaire qui a lieu tous les quatre ans entre les côtes françaises – départ de Saint Malo – et la Guadeloupe – arrivée à Pointe-à-Pitre.
Les Français ne brillent pas toujours dans certains sports, mais côté voile, ils occupent souvent le devant de la scène. Alors, les navigateurs français sont très populaires en France et leurs exploits sont très suivis à la radio, à la télé et sur internet. Les Français aiment la mer. Thalassa, une émission faite de reportages sur tout ce qui touche aux océans et au monde de la navigation passe tous les vendredis soirs à la télé vers 20 heures 30 depuis des siècles ! (Enfin, depuis 1975… Des siècles, vous dis-je!) Une vraie institution !
Conclusion : les Français sont des marins !

Et les Françaises aussi !
Florence Arthaud a parcouru tous les océans dans tous les sens et gagné plusieurs grandes courses. Elle nous emmène au large.


Transcription:
Au départ, c’est familial, enfin, enfin, j’allais dire « comme tout le monde », parce qu’aujourd’hui, c’est vrai que la voile est vachement (1) démocratisée (2) en France. A l’époque, c’était pas tout à fait le cas. Donc j’ai eu la chance d’être dans une famille où on aimait les bateaux, où on avait la chance de passer trois mois d’été au bord de l’eau en Méditerranée. Donc aujourd’hui, c’est plus facile mais à l’époque, c’était une véritable chance, et puis de faire du dériveur, de commencer la… la course en dériveur à l’âge de douze ans. Mais je suis partie en croisière avec mes parents en 65 la première fois, ou en 64 je crois. J’avais six ans et demi et… et j’adorais ça. C’était des super vacances pour nous !

Vous êtes partie comme ça, pour traverser l’Atlantique !
Mais vous savez, il y a beaucoup de gens qui partaient comme ça à cette époque-là. C’était… Aujourd’hui, on peut pas l’imaginer parce qu’il y a les GPS, parce qu’il y a toute la technologie. Mais à l’époque, j’étais pas la seule à partir aveuglément dans ce genre d’aventure. Je crois que on est plusieurs à avoir fait l’école buissonnière (3) pour faire la première Route du Rhum, avec plus ou moins d’expérience. Il y en avait… Il y en a qui avaient encore moins d’expérience que moi. Et voilà, c’était l’époque qui voulait ça. Moi j’ai eu de la chance de vivre tout ça, toute cette aventure ! Mes copains (4), c’était des copains qui allaient la (5) faire, la Route du Rhum, qui étaient de grands marins, de grands navigateurs. Et je leur avais juste demandé : «Mais vous croyez que je serai capable de faire la Route du Rhum ? » Et ils m’avaient dit : « Oui. Vas-y, fais-le, tu es capable. » Mais par contre après, de faire des résultats, moi, je…je… Ma hantise (6), c’était d’être ridicule au classement, d’arriver dernière. Et en fait, bah le… le…le… le résultat a été probant (7) parce que je me suis bien placée dès les début…
Vous finissez onzième au général, seconde dans votre catégorie et première femme de la course.
Ouais. J’avais un tout petit bateau de 11,5 mètres alors qu’ à l’époque, Kersauson par exemple, il (8) avait déjà un bateau de 23 mètres, un trimaran. Il y avait des grands bateaux, quoi. Donc j’étais très contente de mes résultats et j’ai été très bien accueillie dans le monde des marins parce que ça avait été une course difficile. Moi j’ai tout de suite été bien accueillie parce que comme je dis tout le temps, je crois qu’il y a plus de machos (9) sur terre que sur mer. L’homme, le marin, c’est pas un macho. Et en plus, il y a une grande famille de marins, qu’on soit pêcheur, marin au long cours, ou dans la Royale, ou navigateur ou simple plaisancier (10), le fait d’être marin, d’être sur l’eau, les marins vous reconnaissent comme marin, dans la mesure où vous avez fait vos preuves (11). Et ils savent très bien ce que vous vivez, les souffrances que vous endurez. Donc, ils vous respectent.

Comment vous avez combattu la peur ? Et est-ce que c’est uniquement, disons, « Bah, je peux pas repartir en arrière » ? C’est ça, ma question.
Ah bah c’était pas de la peur, en fait. C’était un grand bonheur au contraire. Je le dis dans le livre, dès qu’on a quitté les côtes de vue, c’est-à-dire qu’au début, il y a quelques bateaux, et puis après, on fait chacun notre route. Et puis quand on a dépassé Ouessant, qui est la pointe la plus extrême de l’Europe, là, on savoure vraiment sa… sa solitude et sa liberté et le fait que pour moi c’était énorme parce que c’est la première fois où je prenais mon destin en main, où toutes les décisions passaient par moi et il y avait personne pour me dire ce que je devais faire ou ne pas faire, et c’était une sensation formidable de liberté et de… et de possession de ma vie et de mon destin.

Quelques détails :
1. vachement : très  (style très familier et oral)
2. se démocratiser : devenir accessible à tout le monde, et pas seulement réservé à une élite qui a de l’argent.
3. faire l’école buissonnière : ne pas aller à l’école alors qu’on est censé y aller.
4. mes copains : mes amis (familier)
5. qui allaient la faire, la Route du Rhum : en français, à l’oral, on utilise souvent le pronom avant d’avoir mentionné le nom, comme ici « la » alors qu’on n’a pas encore dit « La Route du Rhum ».
6. ma hantise : ma plus grande peur, la peur qui m’obsédait.
7. probant : positif
8. Kersauson par exemple, il avait… : à l’oral, on a souvent ce genre de construction avec 2 sujets (Kersauson et il)  à la place de la phrase correcte : « Kersauson par exemple avait… » C’est un style oral et familier, très courant.
9. un macho : un homme qui estime que les femmes sont inférieures aux hommes.
10. un plaisancier : quelqu’un qui fait de la voile ou du bateau en amateur, pendant ses loisirs. (On parle de la navigation de plaisance.)
11. faire ses preuves : prouver qu’on est capable de faire correctement une activité donnée.

* le large : c’est la haute mer, loin des côtes.