Témoignages du Japon

Depuis une semaine, le monde a les yeux tournés – avec effroi – vers le Japon, pays martyrisé par le tremblement de terre et le raz de marée de vendredi dernier. Avec effroi quand on voit ce que les survivants doivent affronter. Avec effroi aussi face à la menace de catastrophe nucléaire qui couve à la centrale de Fukushima.

Tout cela a relancé les questions sur l’utilisation de l’énergie nucléaire: la France a 58 réacteurs sur son territoire. 80% de notre électricité vient de ces centrales nucléaires dont on nous dit qu’elles sont absolument sûres…

Voici des témoignages de Français qui avaient choisi de vivre au Japon.
Le premier, marié à une Japonaise, y a fait toute sa vie et s’inquiète pour son beau-frère employé à la centrale nucléaire de Fukushima.
Marie vit à Tokyo avec son mari et son bébé.
Jean-Christophe vit à Sendai et a échappé au tsunami car il ne résidait pas juste sur la côte.
Alors, que faire ? Partir ? Rester ?

Une chose est sûre, c’est que le monde de la finance, lui, ne perd pas le nord*… Cynisme absolu et obscène de ce système.


Transcription:
– A dire vrai (1), on n’a depuis avant-hier soir aucunes nouvelles de lui. Donc je ne saurais vous dire pour l’instant, si vous voulez, pour l’instant bien sûr.
– Et est-ce qu’il avait communiqué* avec vous par mail pendant les… les quelques jours…
– Oui, il a communiqué* par mail. Il a juste envoyé* jour par jour un email du genre: « ça va, pas de problème. » Enfin, « ça va, pas de problème », il parlait pour lui, j’entends (2) . Je dirais que son premier email était le… le pire – c’était il y a trois ou quatre jours, je me souviens plus maintenant avec tous ces événements – où donc sa femme et ses enfants avaient été héliportés dans un endroit sécurisé. Et donc lui (3) envoyait un email un petit peu à toute la famille, en disant « Bon bah, je fais mon devoir. Et puis peut-être à bientôt ».
– Donc de façon totalement volontaire ?
– Ouais, tout à fait.
– Est-ce que vous savez s’il avait* beaucoup de… de… de collègues autour de lui, prêts à rester comme ça jusqu’au… jusqu’au bout, quitte à (4)… à payer de leur vie pour…
– Ouais, oh bah, tous.
– … sauver le… la centrale.
– Il sont* tous…. tous fidèles au poste (5).
– Et comment la famille réagit-elle à cela ?
– Je dirais que ils ont… Personne dit rien, quoi, mais bon, qui ne dit mot (6)… Vous voyez ce que je veux dire. Mais on n’en pense pas moins (7). Donc c’est sûr que bon bah, ils sont tous angoissés, je dirais. Même mon épouse n’en parle pas. Ou je dirais, si moi je pose une question, elle va me répondre, mais elle ne m’en parle pas. Mais je dirais, je vois… Elle va… Elle s’éloigne de moi, va dans une autre pièce et s’en va en pleurant.
– Et là, vous, vous êtes donc à 100 km, je le disais, des centrales. Inquiet ? Vous avez l’intention de partir un peu plus loin?
– Bah, c’est à dire que jusqu’à maintenant… jusqu’à maintenant… Oh là, attendez, ça secoue encore ! Oh là, là, là, là ! Oh là là là ! (8) Gros… gros tremblement de terre en ce moment pendant que je vous parle.
– Grosse réplique.
– C’est angoissant. Bon, ça s’arrête. Je me rapproche des portes. Bon, ça y est (9), c’est passé. On va savoir de combien il est encore, celui-là. Bon donc…
– Il y en a eu beaucoup… Il y en a eu beaucoup là, depuis cinq jours ? C’est… c’est fréquent ?
– Ah! Depuis cinq jours ? Dans la région du Japon côte est, on vient d’en avoir plus de 480 en une semaine ! 480, je parle pas des tout petits, hein ! Je parle de… des… de ceux de force, minimum force 4. Et je dirais que vous êtes sans arrêt en train de… Vous savez pas sur quel pied danser (10), au sens propre du terme. Vous… Ça tremble sans arrêt, je dirais, ça, c’est… c’est physiquement épuisant. Et quand ça s’arrête par un heureux hasard de trembler, vous… N’importe où vous vous asseyez, vous avez l’impression que ça tremble tout le temps, quoi.
– Vous êtes donc à 100 km des centrales. Est-ce que vous êtes inquiet ? Est-ce que vous allez…
– Ouais, alors je vais vous dire…
– … quitter votre domicile?
– Ensuite, je veux dire, on n’a pas de coupures d’électricité, on n’a pas de coupures de gaz. Il y a des restrictions sur tout un tas de (11) produits. Mais je dirais c’est… Les seules choses qui nous manquent, c’est l’essence.
– D’accord.
– Mais à part ça, je dirais que je suis dans un coin… Dans cet enfer, je suis dans un petit coin de paradis, si je puis dire ! Donc j’ai décidé aujourd’hui de ne pas partir. Enfin, j’ai décidé après avoir discuté avec des amis et avec mon épouse (12), nous avons… et ma famille et ma fille qui est en France, nous avons décidé de ne pas bouger.

Maintenant, j’ai plus un sentiment de honte et de culpabilité d’être partie, d’avoir laissé mes collègues et mes amis qui sont restés sur Tokyo (13), les gens qui sont au charbon (14) et qui travaillent tous les jours et qui ont pas… parce qu’ils ont pas justement eu le choix de partir, si vous voulez.

Au début, j’avais planifié de partir à l’ouest. Mais la France proposant un vol gratuit, un rapatriement en fait, donc j’ai préféré partir.

On culpabilise (15) quand même de partir, quoi. On laisse des amis derrière qui ont besoin de nous, qui ont besoin de nous pour faire face à la catastrophe, quoi, pour reconstruire, quoi. On culpabilise.
Aujourd’hui, Jean-Christophe ne pense qu’à son retour à Sendai, pour retrouver ceux qu’il a laissés.

Quelques explications:
1. à dire vrai: pour être tout à fait exact / honnête. On utilise cette expression pour introduire une restriction. C’est comme si on disait « J’avoue que… / Je dois reconnaître que… » On peut dire aussi « A vrai dire« .
2. j’entends = je veux dire / Comprenez-moi bien.
3. lui: on l’emploie comme sujet ici pour marquer le contraste avec les autres personnes mentionnées avant.
4. quitte à payer de leur vie : même si ça signifie mourir.
5. être fidèle au poste: être là pour faire son travail ou son devoir, même si c’est dur.
6. qui ne dit mot: cette expression signifie « celui qui ne dit rien… »
7. on n’en pense pas moins: ce n’est pas parce qu’on ne dit rien qu’on n’est pas inquiet.
8. Oh là, là !: façon typique en français d’extérioriser ses émotions dans une situation difficile.
9. ça y est: voilà.
10. ne pas savoir sur quel pied danser: cette expression signifie normalement qu’on ne sait pas quoi penser, quoi faire, quelle décision prendre. Elle s’emploie toujours au sens figuré. Mais là, il veut dire qu’on ne sait pas comment tenir debout à cause des tremblements de terre.
11. tout un tas de produits: de très nombreux produits (familier)
12. mon épouse: ma femme. (On emploie plus souvent « femme » que « épouse »)
13. sur Tokyo: à Tokyo. (Ce n’est pas considéré comme correct d’employer « sur ». Mais on l’entend de plus en plus.)
14. être au charbon: être au travail, avec l’idée que ce travail est difficile. (argot) L’expression de base, c’est « aller au charbon », qui signifie accepter d’accomplir une tâche plutôt difficile. mais elle peut signifier aussi simplement aller au travail pour gagner sa vie.
15. on culpabilise: on se sent coupable.

* Remarque sur les temps employés au début:
Est-ce qu’il avait communiqué…? : l’emploi de ce temps par la journaliste donne vraiment l’impression que cet homme est mort. Il y a un côté définitif. Pourtant, elle ne sait rien sur l’état de santé de ces employés de la centrale nucléaire.
Il a communiqué: c’est pour cette raison que Bernard reprend avec le passé composé, parce que pour lui, son beau-frère est en vie. Ce n’est pas du tout la même perspective.
Est-ce qu’il avait beaucoup de collègues… : c’est la même chose, avec « avait ». La phrase de la journaliste met mal à l’aise car c’est comme si elle voyait déjà le pire. Elle aurait dû dire: « Est-ce qu’il a… » Cela montre qu’elle ne croit pas à leurs chances de survie.
Ils sont tous fidèles au poste: il reprend avec un présent, parce que pour lui, ils sont vivants.

* ne pas perdre le nord: continuer ses activités quelle que soit la situation, ne pas se laisser déstabiliser et savoir préserver ses avantages. (C’est plutôt péjoratif.)

4 réflexions sur “Témoignages du Japon

  1. Tsutomu Mitamura dit :

    Aujourd’hui, Jean-Christophe ne pense qu’à son retour à Sendai, pour retrouver ceux qu’il a laissés.
    Cette phrase prévenante m’a beaucoup impressionné. Du courage!
    Je suis Japonais qui habite près de Kyoto.
    Heureusement, je suis complètement sain et sauf. Au revoir.

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  2. Anne dit :

    Moi aussi, ça m’a touchée. Certains Français ne se sentent plus capables de vivre au Japon et sont partis définitivement. Mais pour d’autres que nous avons entendus à la télé ou à la radio, votre pays est vraiment devenu leur deuxième patrie. Ici, nous suivons ce qui se passe chez vous, comment la vie se réorganise peu à peu dans le chaos du nord et comment certains luttent pour éviter un grave accident nucléaire. Prenez soin de vous.

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  3. Tsutomu Mitamura dit :

    Bonjour, Anne. Je vous remercie de votre gentillesse et encouragement
    comme un des Japonais.
    Veuillez nous regarder chaleureusement encore un peu.
    Vous avez sans doute eu du mal à comprendre mon mauvais français, je crois.
    Quand il y a des fautes dans mon français, n’hesitez pas à les faire remarquer.

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  4. Anne dit :

    Votre français est excellent. Depuis quand le parlez-vous ?
    (J’aurais juste dit « en tant que Japonais » à la place de « comme un des Japonais ».)
    Bravo !

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