Souvenirs, souvenirs

Serge Moati raconte son enfance en Tunisie, avant l’indépendance de ce pays, puis le déracinement et la suite de sa vie à Paris dès l’âge de onze ans. C’est une jolie évocation, pleine de vivacité à travers les mots et les détails choisis pour faire revivre le petit garçon puis le jeune homme qu’il était alors. C’était très agréable de l’écouter l’autre jour.


Transcription:
– J’étais un élève genre plutôt gentil, je pense, plutôt bon en francais, plutôt très nul (1) en maths, bon copain avec les autres, enfin, c’est des souvenirs pour moi plutôt à la fois un peu mélancoliques, un peu chagrins comme ça, etc… Mais en même temps, j’étais un bon élève, je… je crois que j’étais assez le genre le chouchou (2) des instits (3) qui étaient des femmes. Donc je garde un grand souvenir de madame Desantini et de Mme Duclos. C’est les deux noms qui me reviennent. J’ai des souvenirs d’écolier et j’ai des souvenirs de… d’angoisses d’écolier plutôt. C’est… je sais pas pourquoi, J’ai… j’ai… j’avais mal au ventre tous les jours, avant d’y aller. J’étais patraque (4)… Oh, on prenait ça pour des caprices. C’en était peut-être. J’avais l’impression que pendant que j’étais à l’école, il pouvait se passer n’importe quoi à la maison, que tout ça allait disparaître, que tout… Tout était bizarre. Alors il y avait à la fois cette angoisse, ce fond d’angoisse, et puis un moment extraordinaire, gai : la neige en Tunisie. C’était la première fois qu’on voyait la neige. J’avais, je sais pas, sept, huit ans. Et la… la maîtresse nous a fait – Mme Duclos – nous a fait sortir en disant : « Sortez, les enfants ! Sortez, allez, allez ! Vous la verrez plus jamais de votre vie peut-être. » Tu parles(5), deux ans après, on était tous en France ! Mais on était très, très émus. On a appris très vite à faire les boules de neige, tout ça, etc… Et ça a duré… Une neige éphémère, hein ! Ça a duré, je sais pas, une heure ou deux. Mais c’était hallucinant ! Et tous les types (6) de ma génération – j’ai 63 ans – tous les types de ma génération se souviennent de cette neige à Tunis qui est un événement surnaturel. La… la Tunisie est devenue indépendante en 57. Moi, mes parents sont morts en 57, et j’avais… J’étais petit, quoi. J’avais onze ans. Je… je passais du petit lycée au grand lycée, comme on dit. J’étais donc entré en sixième (7). Et donc, j’ai quitté l’école et j’ai quitté la Tunisie. Ça fait beaucoup de deuils à la fois. Et c’est un passage que j’ai du mal à évoquer. Ça a été atroce de se retrouver après à Paris, lycéen toujours, Lycée Michelet à la Porte de Vanves, là à Paris, en pleine année scolaire. Et c’était bizarre, quoi, de… de… « D’où tu viens ? La Tunisie ? C’est quoi la Tunisie ? Il y a des lions, y a des trucs ? » Et c’était bizarre, quoi, de se retrouver pensionnaire dans un grand lycée comme… C’était Le Grand Maulnes (8), quoi ! C’était un grand parc, alors là pour le coup couvert de neige ! Donc l’institutrice de Tunisie s’était trompée ! Et le froid, et la pension, et le… les grands dortoirs et l’absence des parents, et le… Et puis l’absence de ciel bleu. Et heureusement qu’il y a eu deux, trois ans après peut-être, la troupe théâtrale du Lycée Michelet. Ça a l’air idiot, mais ça m’a sauvé ! A la fois la troupe théâtrale et le fait que j’avais vachement (9) envie de faire du… du cinéma. Et on tournait tout le temps, tous les jeudis, tous les jeudis, tous les dimanches avec des petits… avec des copains, avec une petite caméra, tout ça, etc… Et vraiment, je n’ai aimé dans le lycée que tout ce qui était en dehors du lycée. Et si j’étais lycéen maintenant, je crois que je se(rais)… je me sentirais beaucoup plus à l’aise. C’est-à-dire que un type qui veut faire de l’audiovisuel, il peut au lycée maintenant. Nous, à l’époque,c’était complètement marginal. On faisait ça en lousdé (10). Il fallait pas leur dire, etc… Ou la troupe théâtrale, c’était… Fallait être correct, convenable, etc… C’était pas très encouragé, les activités périphériques.

Et à 17 ans, vous décidez de quitter le lycée.
– Ça devenait insupportable. Je m’emmerdais (11), quoi ! Je m’emmerdais. Il fallait que je gagne du fric (12). Il fallait que je travaille. Et il y a eu une obsession, comme ça de… de « Il faut que je sorte de cette enfance.» Donc voilà, je… je… j’ai quitté les classes. Je… J’avais rencontré des mecs (13) sur un tournage dans la rue. Ils m’ont pris comme stagiaire. Et je dois reconnaître, parce que quand même, c’est bien, l’é… l’éducation. Maintenant, à mon âge, je suis très emmerdé (14) de… de… de me dire « Mais putain (15)! Il y a plein de choses que je ne sais pas » et je blague, je fais semblant. Je fais semblant de savoir.

Quelques explications :
1. nul en quelque chose : pas bon du tout dans ce domaine. (familier)
2. le chouchou : le préféré (familier)
3. un(e) instit : abréviation courante de instituteur / institutrice. (familier)
4. être patraque : ne pas se sentir très bien, être un peu malade. (familier)
5. Tu parles ! : Exclamation, pour montrer ici que les choses ne se sont pas passées comme prévu par l’institutrice.
6. un type : un homme (familier)
7. la sixième : la première classe après l’école primaire.
8. Le Grand Meaulnes : roman d’Alain-Fournier
9. vachement : très    (très familier, très oral)
10. en lousdé / en loucedé : en cachette (argot) On ne l’emploie plus vraiment aujourd’hui. En argot, il y a des modes.
11. s’emmerder : s’ennuyer (très familier)
12. du fric : de l’argent (argot)
13. un mec = un type (familier)
14. je suis emmerdé : ça m’embête, ça m’ennuie, j’ai un problème. (très familier)
15. Putain ! : exclamation (très familier) Un équivalent moins familier : Zut !

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