Pour devenir prof en France, on passe des examens dans la discipline qu’on va enseigner. On reçoit quelques cours de pédagogie. Puis on commence à faire classe avec un tuteur qui nous apprend sur le terrain comment faire, qui nous montre les ficelles du métier. Et pendant un an, on n’a pas autant d’heures à assurer que les enseignants déjà formés et expérimentés.
Mais depuis septembre, apprendre avec un tuteur, c’est du passé ! Parce qu’évidemment, ça coûte cher de payer de jeunes profs qui ne font pas encore beaucoup d’heures; ça coûte cher de payer des tuteurs pour le temps qu’ils passent à s’occuper de leurs jeunes collègues.
Maintenant, on jette les jeunes profs dans la fosse aux lions directement, dans des établissements difficiles souvent, sans aucune formation ni aucune aide et à temps plein bien sûr !
Alors pour certains, le choc a été très rude, si rude qu’ils ont démissionné au bout de quelques semaines à se battre tout seuls contre des classes difficiles à gérer. Quel gâchis ! Quelle déception pour ces jeunes enseignants qu’on a découragés de la sorte ! Quel mépris pour notre système éducatif !
Aurélie fait partie de ces jeunes profs parachutés sur le terrain. Elle n’a pas démissionné mais elle raconte ses débuts mouvementés.
Transcription:
Ben en gros (1), il y avait deux, trois élèves, enfin un notamment, une, qui avait… qui avait ostentatoirement décidé de saboter le cours. Bon, c’est… c’est le début d’année. Tous les profs connaissent ça, les élèves essayent de tester. Seulement, le test, il a des degrés très différents selon…selon les jeunes et… et à un moment donné, donc une élève qui en plus est vraiment… fait… du double (2) de… de ce que je suis, qui en plus sur le coup est assez impressionnante physiquement, qui le sait et qui du coup ne fonctionne que comme ça, qui au bout de trois- quart d’heure a toujours pas sorti ses affaires, a rien (3), les jambes sur la chaise, complètement affalée (4) et compagnie (5) et soupire ostentatoirement, enfin, la totale (6) ! Et à un moment donné, donc on va l’appeler Pauline, admettons : «Pauline, tu sors tes affaires, tu te mets à travailler. Qu’est-ce qui se passe ? »
«Mais Madame, je sais pas lire», en hurlant et en rigolant (7).
«Tu sais très bien, si tu es en quatrième (8), tu sais très bien que tu sais lire », etc… Donc on essaie de la… de la… voilà, de la recadrer (9) et compagnie.
« Mais madame, j’en ai rien à faire (10). De toute façon, ce cours, c’est… c’est pourri. Moi, je préfèrais l’année dernière. Et puis de toute façon, je me casse ! (11) »
Elle se lève, elle prend ses affaires. Tout le monde, éclaté de rire (12). Du coup, les gamins commencent à balancer (13) les boulettes. La gamine qui fait son 1,80 mètre et qui du coup cherche à t’intimider physiquement en face, c’est vrai que voilà ! Et voilà : « Vas-y, c’est un truc de bouffon (14)», et compagnie. Enfin bon, la… la totale et à pas sortir (15) un stylo pendant deux heures… et voilà. Et toutes les dix secondes à dire (15) « Oh, c’est pourri ! » . C’est bon et du coup, tous les autres s’y mettent (16) et compagnie. Donc c’est des trucs comme ça. Voilà comme on… Je pense qu’un prof qui aurait de l’ancienneté, il dirait : « Bon j’arrête le cours, point à la ligne (17). » Ou alors « Exclusion de cours » et voilà. Seulement, moi, c’était mon premier cours avec eux… Je… Voilà, on sait plus quoi faire. Et du coup, là par contre, sur le coup, ça met vraiment, vraiment en péril notre crédibilité sur la suite de l’année, quoi !
Alors qu’est-ce que vous avez fait, vous ? Parce que deux heures, c’est très long.
Alors, deux heures…
Quel niveau c’était ?
Quatrième. Bah heureusement c’était deux heures séparées par une récré (18), ce qui m’a permis de… de sortir dix minutes et de rencontrer une collègue qui m’a vue complètement lamentable et qui m’a dit : « Bon, tu t’inquiètes pas, moi je suis à côté. Si il y a un problème avec une élève, avec un d’entre eux, tu viens frapper, moi j’arrive directement. »
J’y ai pas recouru parce que je me suis dit que si les élèves me voyaient demander de l’aide à un autre prof, ça mettait en… un peu en danger ma crédibilité, donc voilà. Le deuxième… La deuxième heure a été un peu plus calme. Donc du coup, je me suis dit : « Bon, voilà, ça roule (19). Mais… » voilà. Et je suis sortie du cours, je me suis dit, voilà : « Il est pas question que ça se passe comme ça sur la suite de l’année. Qu’est-ce que je fais ? » Et donc le soir, j’ai eu au téléphone des… des proches qui m’ont conseillé d’avoir… de… de recourir à une autorité extrême dès le lendemain en fait. Et vraiment, avec beaucoup de guillemets (20), de faire le tyran, quoi.
Quelques explications :
1. en gros : sans entrer dans les détails, pour résumer. (ben = eh bien)
2. on entend : du double. Mais normalement, elle devrait dire : « qui fait le double…. »
3. a toujours pas… / a rien : comme souvent à l’oral, il manque « ne » : n’a toujours pas / n’a rien. (familier)
4. affalée : qui ne se tient pas droit(e), qui ne se tient pas correctement.
5. et compagnie : etc… (familier) Elle ne veut pas tout raconter mais nous laisse comprendre que l’énumération pourrait continuer.
6. La totale ! : Tous les éléments sont là. La situation est catastrophique. (familier)
7. en rigolant : en riant (familier)
8. la quatrième : niveau 3 au collège. Les élèves ont à peu près 13-14 ans.
9. recadrer quelqu’un : remettre sur le droit chemin, calmer.
10. J’en ai rien à faire : je m’en fiche. (En fait j’imagine que la Pauline en question a dû être plus vulgaire et dire : j’en ai rien à foutre.)
11. je me casse : je m’en vais (argot)
12. éclaté de rire : normalement on dit qu’on éclate de rire. Ce n’est pas très correct d’utiliser le participe passé seul comme ça. Mais cela permet d’ imaginer tous les élèves complètement morts de rire, incontrôlables.
13. balancer : envoyer (familier)
14. bouffon : nul, débile (argot employé par les jeunes)
15. à pas sortir… / à dire : elle ne sortait pas… / elle disait. Cet emploi de l’infinitif rend les choses plus vivantes, plus spéciales. = Elle était là à dire… à faire…
16. s’y mettre : commencer à faire la même chose
17. point à la ligne : et puis c’est tout.
18. une récré : une récréation. C’est la pause dans les établissements scolaires.
19. ça roule : ça marche, ça va bien.
20. avec beaucoup de guillemets : Aurélie n’est pas tout à fait un véritable tyran. C’est pour ça qu’elle parle de « guillemets ». Quand on met quelque chose entre guillemets en français, à part dans un dialogue ou pour citer quelqu’un, c’est qu’on veut atténuer le sens littéral d’un mot. Et comme oralement on ne peut pas mettre de guillemets, on dit : « entre guillemets ». Ici Aurélie veut atténuer le sens du mot « tyran » qui est très fort.