Hier, c’était le 11 novembre, jour férié en France pour marquer la fin de la guerre de 14-18.
Il n’y a plus de combattant français témoin de cette immense boucherie. Le dernier d’entre eux est mort il y a peu de temps.
Mais partout, jusque dans le plus petit village de France, le Monument aux Morts rappelle les noms de tous ces jeunes hommes tués à la guerre: ceux de 14-18 y côtoient ceux de la deuxième guerre mondiale. Tristes listes. Dates qui disent des vies écourtées. Prénoms gravés sur la pierre, tombés en désuétude ou redevenus ceux de nos petits gars d’aujourd’hui.
Et leur mémoire est vivante dans la parole de leurs descendants, dans tous ces lieux du nord et de l’est de la France qui ont été le théâtre de ces terribles combats. A écouter et visiter avec émotion.
« Quelle connerie, la guerre. » (Barbara, poème de Jacques Prévert)
Celle-là et toutes les autres.
Transcription:
Ici, ça a été terrible, quoi, pendant ces dix jours-là, c’est… c’est affreux, quoi. C’est affreux, même…enfin… Des fois, je préfère même plus y penser. Par moment, je me dis c’est dingue (1). Alors, les gars, ils avaient pas trop à bouffer (2), ils étaient pas bien… ils dormaient jamais, hein. Quand ils étaient huit jours au front, ces huit jours, ils dormaient pratiquement pas, ils étaient avec les rats, avec tout ça. Et puis ils savaient qu’ils allaient se faire… ils allaient y laisser leur peau (3), hein. Là il y avait pas de chichis (4), vous savez, hein, il y avait pas de chichis, hein. Ouais. Il y a quelques vieux, quelques anciens combattants qui sont venus terminer leur vie ici, qui nous parlaient de ça, dont un… dont un, le Père Gougeaud qu’on l’appelait, il a perdu son œil dans une de mes terres. Il venait me voir quand je travaillais la terre, il venait me voir. Il me dit « Tiens tu vois, j’avais 16 ans, je suis sorti de ce boyau-là. On a fait 150 mètres. J’ai perdu mon œil-là, tu vois. Tu as aucune idée. » Alors vous savez, la journée, elle était le quart… le quart gâchée, quand c’était comme ça. Non seulement parce qu’il venait me parler, je m’arrêtais parce que c’était un devoir pour moi de l’écouter. Et puis j’ai appris beaucoup de choses. Mais même après, vous êtes perturbé, quoi. Vous imaginez, hein ? Un gosse de 16 ans qui perd un œil, qui perd une oreille, qui perd un bras.
C’est ce que vous disiez tout à l’heure, C’est que… c’est que c’était… Ils étaient vachement jeunes. Vachement (5) jeunes, les gars.
Oh oui, des gamins de 16 ans. On les envoyait au combat comme ça. Ils partaient, il nous racontaient, certains, ils partaient à 350, ils revenaient à 50 -60. Puis ils avaient même pas le droit de relever leurs copains, leurs copains qui étaient blessés là, qui étaient embourbés. Eh non, c’était l’attaque. Je parle du 16 avril 17 surtout, hein. C’était l’attaque ! C’était l’attaque ! Fallait prendre, fallait prendre, fallait prendre. En 48 heures on devait être à Laon. Voyez, on a fait 100 mètres à peu près. Il y a cent…100 hommes (6) à la minute qui tombaient ici. Cent bonhommes (7) à la minute !
C’est une des plus grandes boucheries (8)de l’histoire, non ?
On n’en parle pas. Il y a aucune bataille comme celle-là, ici ! Aucune dans le monde, aucune ! Mais aucune ! Je comprends même pas que Craonne, le nom du Chemin des Dames, on devrait jamais en parler sans avoir la larme à l’œil ! On a tous laissé des grands-parents !
Ouais, ouais. Ouais, ouais.
Mais… mais pas seulement des Européens. Mais des Afrique du Nord, les Sénagalais.
Et ça, c’est le côté français. Du côté allemand, on sait ?
Oh oui, on sait à peu près. On dit… C’est à peu près pareil, vous savez. C’est à peu près pareil, hein. Donc il y a eu à peu près 300 000 morts sur dix jours ici.
Vous vous souvenez… Moi je me dis quand j’avais 18 ans, à quoi je rêvais, quoi ? Et je me dis, eux, ils rêvaient de la même façon, hein. Ils rêvaient de la même chose. Et puis c’est le contraire qu’on leur a demandé. On leur a pas dit « Tu vas vivre ». On leur a dit « Tu vas mourir. » Et quand ils disaient quelque chose, on leur disait : « Tu as rien à dire. »(9) Quand ils redescendaient, deux heures après, trois heures après, ils refaisaient un coup de main, « Mais ça va pas (10), on vient de laisser la moitié de nos copains, on va pas remonter ! » Allez hop (11), fallait remonter !
Je me dis derrière chaque tombe il y a l’histoire. Il y a une femme, un père, il y a peut-être des enfants. Et tout ça, c’est perdu, la valeur de l’être humain. Qu’est-ce qu’on en fait de la valeur de l’être humain ? Les Américains perdent en 10 mois de leur Grande Guerre plus d’hommes que dans toute la Guerre du Vietnam. 116 000 tués. 116 000 tués…
Australiens, combien ?
Les Australiens perdent 60 000 hommes.
Grande Bretagne ?
Un million.
France ?
La France, 1,3 million.
Officiellement. Mais on sait très bien qu’il y a des thèses dans les années 30, des thèses pacifistes qui disent 2 millions.
Allemagne ?
1,7 million.
Russie ?
Deux millions. Enfin, mais là aussi, c’est très difficile de dire parce que le pays est tellement vaste.
Canada ?
Ils perdent en moyenne 60 000 hommes à peu près.
Total des pertes ? Italie ?
Il y a 8000 Sud-Africains aussi. Il y a 300 Maoris. Venus…
Trois cents Maoris qui viennent mourir ici !
C’est complètement fou.
Quelques explications
1. c’est dingue : c’est fou, c’est invraisemblable. (familier)
2. bouffer : manger (argot)
3. y laisser sa peau : mourir
4. pas de chichis : pas de choses superficielles.
5. vachement : très (familier)
6. Cent hommes : il ne faut pas faire la liaison comme s’il y avait un « s ».
7. un bonhomme : un homme (familier)
8. une boucherie : une tuerie, un massacre.
9. Tu n’as rien à dire = Tais-toi. Ne discute pas.
10. ça va pas ! = Vous êtes fous !
11. hop : onomatopée pour souligner le mouvement, le début d’une action.
C’est vrai, « quelle connerie la guerre », très juste de le dire et de le redire encore. Et puis, j’ai envie d’ajouter, surtout en ce moment, quelle connerie de défendre le concept mensonger et hypocrite de la « guerre juste »!
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