Les amoureux de la haute montagne connaissent l’atmosphère des refuges où on peut passer la nuit avant de poursuivre sa route. Il y en a beaucoup dans les Alpes et bien sûr, il faut des gardiens qui les entretiennent et accueillent randonneurs, grimpeurs et alpinistes.
Des gardiens… ou des gardiennes. Hommes ou femmes, en tout cas, ils ont tous le même amour de la montagne, d’une certaine solitude et d’un mode de vie loin du grand confort des vallées.
J’ai écouté ce joli reportage et je me suis dit que vous aimeriez peut-être rencontrer Sylvie, la suivre dans ses activités quotidiennes, l’écouter accueillir un groupe d’alpinistes et raconter ce qu’elle aime dans cette vie dépourvue du superflu. De quoi s’échapper. Prenez le temps. (une dizaine de minutes)
Pour écouter Sylvie sur le site
Ou ici:
Transcription:
C’est sûr que si tu me laisses le choix, là, aujourd’hui, tu me dis: « Bon allez, tu as une journée pour toi toute seule, eh bah je vais courir en bas me rouler dans l’herbe, quoi. Mais parce que je suis tout le temps là, dans les cailloux et que c’est vrai que c’est pas facile dans les cailloux. Et les petits coins d’herbe, bah il y en a pas beaucoup, hein, qui sont autour du refuge. Je suis toujours en train de les regarder. C’est une tache de vert au milieu du minéral, c’est vrai que… Ouais, c’est quelque chose quoi. Mais de la même façon que si j’étais tout le temps dans l’herbe en bas, voire en venant de la moyenne montagne, on me dirait la même chose: « Tu as une journée de libre, tu bosses (1) pas », eh bah, je courrais en montagne, m’y perdre aussi, quoi.
Là, à cette époque de l’année, comme… Tu as vu, on est déjà vachement (2) déneigé, on entend l’eau qui coule là-bas de l’autre côté du glacier. Donc je peux dérouler mes 500 mètres de tuyau pour aller chercher de la flotte (3) pour… pour le refuge. Donc on va partir d’ici et je t’emmène juqu’au bord du glacier pour te montrer où est le captage.
Tu vois mon tuyau ? L’eau, elle arrive sur le rocher et c’est toute la fonte de cette neige au-dessus qui vient courir sur les rochers à cet endroit-là que j’essaie de récupérer. Alors quand il fait très froid la nuit, ça gèle. Donc faut (4) s’adapter tout le temps, puis faut surtout pas attendre le dernier moment pour… pour se dire: Bah tiens (5), il y a plus d’eau, quoi.
Alors, bah moi, c’est Sylvie Jacob. Je suis gardienne du refuge Adèle Planchard depuis 2002. C’est un refuge qui se situe sur le Massif des Ecrins, en gros (6) entre Briançon et Grenoble, sur un village qui s’appelle Villar d’Arène C’est à côté de la Grave pour ceux qui connaissent un petit peu. Et je suis là avec ma fille, Méhane, qui a un an et demi. Bah en fait, je suis arrivée dans… dans le milieu des gardiens de refuge un petit peu par hasard… enfin un tout petit peu, hein, parce que j’étais quand même dans le milieu montagne (7) depuis tout le temps. Et en fait, mon compagnon (8) de l’époque, lui, il voulait absolument garder un refuge et j’étais pas trop pour. Mais je me suis dit: « Oh, pour un an, ça ira. » Et voilà, 14 ans après, j’y suis encore.
Hop, on y va. C’est parti (9).
(la radio: Dans une poignée de secondes sur France Inter, c’est l’heure de retrouver Isabelle Giordano pour Service Public.)
Blanchard, bonjour.
(la radio:Bonjour Angélique. Et bien sûr, vous pouvez intervenir à tout moment.)
Oui, salut Christian. Ça va ? Bah nous, on survit, hein ! Tu montes, alors ? Tu montes ce weekend, il paraît (10) ?
(la radio:Va-t-on manquer d’eau dans les années à venir ?)
– Tout le monde est là?
– Oui.
– Vous êtes toujours 10? Personne s’est perdu en route ? OK, donc vous avez vu qu’il y avait pas d’eau au refuge ? Vous avez vu le panneau en montant, au niveau des câbles: « Pas d’eau au refuge, remplissez vos gourdes. » Il y a de l’eau minérale. Il y a de l’eau qui coule derrière le refuge parce que j’ai mis mon tuyau en place au glacier depuis deux jours. Ça gèle la nuit, sachez-le (11), c’est de l’eau de fonte. Voilà, après, comme il y a pas d’eau, vous avez tous repéré les WC, juste la petite cahute (12) en pierre ici. Il y a pas de WC à l’intérieur, vous les cherchez pas. Il y en a pas. Les robinets pour se laver les mains, c’est pareil, c’est inexistant. Donc tout au petit tuyau jaune là-bas derrière. Comme il y a pas d’eau, je vais vous demander, surtout les messieurs, y compris la nuit, faites l’effort d’aller jusqu’aux toilettes. Et n’allez pas dans les petits coins autour du refuge. Moi je suis là au printemps, et au printemps, on prend la neige autour du refuge pour la soupe. A partir de là, je rentre pas dans les détails, je crois que… hein ! On s’est tous compris ! Dans la salle, pas de sacs à dos, pas de chaussures le soir, le matin, ça change pas dans la nuit. Vous… vous pouvez mettre vos sacs à dos dans le dortoir. Simplement, vous mettez pas sur la literie (13), hein. Vous avez vu la montée, on descend pas les draps tous les jours. La salle, elle est fermée à 21 heures et je la rouvre le lendemain matin pour le petit déjeuner. Et puis la dernière petite chose, c’est qu’il y a… il y a un bébé au refuge. Donc là, elle fait la sieste (14). Donc voilà, faut pas… Le refuge est pas insonorisé du tout. C’est une vraie caisse de résonance, donc quand elle dort, je vous demanderai de pas faire trop de bruit et en revanche, moi la nuit, quand elle pleure, je m’arrange (15) pour qu’elle vous réveille pas.
– Marché conclu !
– D’accord ? Ça marche (16), on fait comme ça.
Et sinon, vous êtes dans le dortoir qui est dans l’entrée là, qui est ouvert…
– A droite ?
– Vous mettez vos affaires dans les caisses, et puis, bah ma foi (17), après… Demain, vous faites quoi ? Vous redescendez, vous, direct ?
– Non. On monte à la Grande Ruine.
– Oh, je croyais que vous étiez que randonneurs, moi ! Ouais, c’est pour ça, je comprenais pas pourquoi il y avait des baudriers (18) en fait. Donc Grande Ruine. Donc bah alors, quand je parle du réveil, c’est plutôt 4 heures du mat’ !(19)
– Vous nous conseillez 4 heures ?
– C’est plus raisonnable. Voilà, après, on fera un point avec la dernière météo, entre 18h30 et 19h30. Et puis en fonction de l’isotherme, on… on réajuste si il faut.
[…]
Eh bah tu sais quoi ? Il y a une belle trace sur le glacier. Tu te cales dessus. Tu mets le pilote automatique et tu laisses monter !
– C’est trop simple, ça !
– Il a pas reneigé depuis que les guides m’ont fait la trace. Donc… Voilà, vous savez tout. Est-ce qu’il y a des questions?
La météo pour la nuit prochaine et la matinée. Disparition des averses orageuses en milieu de nuit.Ciel clair et matinée claire. Mer de nuages en basse vallée du Champsaur, du Valgaudemar et […]
Tu vois, une femme en altitude, eh bah, elle a surtout affaire à des hommes. Et ils arrivent et ils trouvent une femme. Et c’est pas toujours facile à gérer, ça c’est clair ! Mais si par hasard, il y a un copain qui vient me donner un coup de main (20) dans la cuisine ou… Eh bah, ils s’adressent pas à moi. Ils s’adressent d’abord à l’homme ! Et moi, je… je rigole à chaque fois au fond de la cuisine, parce que en fait, le copain, souvent, c’est pas forcément un alpiniste. Des fois, c’est juste des copains qui passent, c’est juste des randonneurs et ils savent pas renseigner. Et donc ils sont là (21): « Eh bah, je sais pas. Faut demander à la gardienne. » « Ah bon? Bon, bah on va demander à la gardienne. » Ça change complètement le regard, quoi ! Mais c’est chouette (22) ! Comme ça, on montre aussi qu’on est capable ! Bah, il y a pas de raison, quoi ! Il y a pas de raison.
Merci de Planchard. Bonne soirée.
Moi, quand j’arrive à dire aux gens que c’est hostile, c’est parce que je crois que je réponds à un écho en fait. Mais au fond de moi-même, je le vois pas comme ça. Mais c’est vrai que les gens, quand on… Les gens qui ont pas l’habitude… ouais, je vais utiliser le mot hostile parce que je sens que pour eux, c’est le mot qui colle (23) à… à ce qu’ils ressentent, quoi. Mais moi, ça colle pas à ce que je ressens. Ouais, c’est… c’est là. Voilà.
Allez, tu me lâches les baskets (24) deux minutes ? Oh !
Tu aimes le chili ?
Ah c’est rigolo (25), ici, tu vois, quand tu te retrouves le soir comme ça là… Bon là, ce soir, tu es là, c’est pas pareil, tu vois. Mais quand il y a plus personne, tu… tu as un moment de… Pfff… Enfin c’est… c’est du calme, et puis il y a un moment où tu te sens vraiment seule au monde, quoi ! Tu sais, il y a pas de bruit, la nuit, le… Tout ce qui coule sous les rochers, tu entends plus. Disons que tu entends un petit peu du vent des fois ou un avion qui passe au loin. Mais c’est tout quoi. Tu es toute seule ! C’est chouette aussi !
C’est souvent la question des gens, hein: « Ah, vous êtes toute seule ? Vous n’avez pas peur ? »
Chaque fois, je dis: « Mais peur de quoi ? Qu’une marmotte m’attaque ? » Ouais, c’est marrant. Non, j’ai pas peur.
Donc bah, il y a la radio qui tourne. Il y a le téléphone qui chauffe (27). Et par contre, ouais, si il y a pas l’un et l’autre, là, je pense que c’est pas pareil, quoi. C’est plus dur, hein. Parce que je crois que moi, le plus que je suis restée toute seule ici, c’était quoi… à voir vraiment personne, hein, ça a dû être une semaine. Bah moi, je lis beaucoup, je fais des mots croisés. Puis je faisais beaucoup d’aquarelle à un moment aussi. Je prenais mes skis, je montais, je descendais. Je prévenais toujours quelqu’un de là où jétais: « Je pars, je rappelle quand je reviens. » Donc ou j’allais là, ou j’allais là. Je montais pas trop sur le glacier parce que toute seule, ça… ça m’inspirait pas confiance. Et maintenant, il y a Méhane.
Regarde, elle est en train de toute se tremper, la moufflette (28) !
Eh ! On mouille pas, hein, le pull !
Ouais, je passe beaucoup moins de temps à lire, ça c’est sûr. Et beaucoup plus de temps à la surveiller, quoi. Et en fait, les périodes où elle dort, eh bah, je passe… Vite, vite, je fais tout ce que… tout ce que je peux pas faire quand je l’ai dans les pattes (29).
– Allez, c’est bon, tu es trempée là maintenant, Lulu. Arrête-toi. Bah oui, hein! Regarde-moi ça !
C’est marrant parce que c’est vachement controversé, ça, en fait. Il y a… J’ai eu la chance de tomber sur un pédiatre à Briançon qui, d’entrée (30), a dit que les bébés en altitude en fait, c’était un principe de précaution quand on dit de pas le faire mais qu’il y avait aucune raison pour que ça se passe mal. Donc j’étais un peu perplexe parce que si on la montait tout de suite, ça voulait dire que à quatre mois, elle montait à 3200 (31), hein, quand même. Et… et en fait, j’ai tout eu comme avis ! Et en gros, ce qu’il en ressortait, c’est que finalement, les enfants, ils sont bien là où on les met et surtout avec leurs parents, quoi. Parce que sinon, ça voulait dire que pendant un mois et demi, j’allais pas la voir et elle allait pas me voir, quoi, hein. A quatre mois, c’est un peu dur déjà. Eh beh, puis on l’a montée et ça s’est bien passé d’entrée. Alors après, on n’est pas à l’abri qu’elle se chope (32) quelque chose, mais bon, on a quand même des gens pour la redescendre. Il y a l’hélico (33) au cas où.
– Allez, on s’en va de l’eau ? Ça suffit, on a assez joué. Bah oui.
Je sais pas, j’y ai toujours vécu. Je me verrais pas en ville, c’est sûr. La campagne, c’est un peu… un peu plat pour moi. La moyenne montagne, je pense que je m’y ennuierais au bout d’un moment. Je crois que la montagne, outre la vue et… il y a une espèce de plénitude, quoi, en fait. Et puis… Puis au-delà, il y a tout ce qu’on peut en retirer au niveau de l’effort physique. Je trouve ça énorme, quoi, de… Enfin, moi j’aime bien tout ce qui est endurance aussi. Donc… Mais c’est pas mal aussi quand ça barre l’horizon, les montagnes, je trouve ça chouette, quoi.
Quelques explications:
1. bosser: travailler (familier)
2. vachement: très (familier et seulement oral)
3. la flotte: l’eau (argot). Et le verbe « flotter« , dans son sens argotique signifie: pleuvoir.
4. faut / faut pas: c’est de l’oral pour des formes complètes: Il faut / Il ne faut pas…
5. Tiens…: dans ce cas, ça n’a aucun rapport avec le verbe tenir. C’est juste une manière de commencer une phrase à l’oral, en attirant l’attention sur ce qu’on va dire er pour montrer une certaine surprise en général. « Tiens, il n’est pas encore là. »Tiens, il a plu« . « Tiens, c’est bizarre. »
6. en gros: en simplifiant, sans entrer dans les détails.
7. le milieu montagne: plus souvent, on dit plutôt « dans le milieu de la montagne« , ce qui signifie dans cet environnement, avec des gens qui partagent le même mode de vie, etc…
8. mon compagnon: c’est le terme qu’on emploie quand on n’est pas mariés mais qu’on vit ensemble de la même manière. (au féminin: ma compagne)
9. c’est parti: c’est ce qu’on dit quand on vient juste de commencer quelque chose.
10. il paraît: d’après ce que j’ai appris, entendu dire.
11. sachez-le: c’est l’impératif du verbe savoir. Cela signifie: je vous le dis, je vous en informe
12. une cahute: une cabane
13. la literie: tout ce qui est posé sur le sommier: matelas, oreillers, couvertures, etc…
14. faire la sieste: dormir dans la journée.
15. je m’arrange pour que…: je fais en sorte que… / Je fais tout pour que…
16. ça marche: c’est ce qu’on dit quand on est d’accord avec une proposition, quand on accepte de faire quelque chose qui nous est proposé. (plutôt familier). On pourrait dire: c’est bon.
17. ma foi: c’est comme dire « eh bien ».
18. un baudrier: c’est une pièce de l’équipement des alpinistes, de ceux qui font de l’escalade.
19. 4 heures du mat’ = 4 heures du matin (familier et seulement à l’oral)
20. donner un coup de main (à quelqu’un): aider (quelqu’un)
21. ils sont là: ici, ce n’est pas du tout le sens spatial. C’est pour introduire ce que dit quelqu’un quand on raconte et qu’on cite les paroles de cette personne.
22. c’est chouette: c’est super, c’est génial, c’est très bien.
23. Il n’y a pas de raison: ce qui est sous-entendu, c’est: « Il n’y a pas de raison que je n’y arrive pas » = Les femme sont bien sûr aussi capables que les hommes.
24. qui colle: qui correspond exactement
25. tu me lâches les baskets: tu me laisses tranquille. (Les baskets, ce sont des chaussures de sport normalement) Ici, c’est une expression familière. On entend aussi: Lâche-moi les baskets.
26. rigolo: marrant, amusant
27. le téléphone qui chauffe: elle veut dire que le téléphone fonctionne beaucoup. (Donc il devient chaud à force d’être utilisé.)
28. la mouflette = la gamine, la petite. C’est affectueux et familier. (au masculin, on dit: un mouflet)
29. avoir quelqu’un dans les pattes: avoir quelqu’un dans les jambes, c’est-à-dire ne pas être tranquille, devoir s’occuper de quelqu’un. (familier, surtout avec pattes, qui normalement s’emploie pour les animaux)
30. d’entrée: immédiatement, tout de suite
31. à 3200 (mètres): elle dit juste « A trois mille deux », ce qui est fréquent quand on parle de l’altitude et que le contexte est très clair.
32. se choper quelque chose: attraper quelque chose (une maladie, un rhume, etc…) On peut dire aussi juste: choper quelque chose. (familier)
33. l’hélico = abréviation de l’hélicoptère. (familier)
Un pur délice ! Un rêve éveillé pour citadins stressés !
Merci pour ce nanan !
Juste un point de transcription. Il me semble que « bah » implique une connotation telle que l’étonnement, la lamentation, le doute, la négation, l’insouciance…
La jeune gardienne de refuge dirait plutôt « ben » prononcé /bɛ̃/, c’est-à-dire l’équivalent de « bien », comme dans l’expression « eh bien, voilà » ! Cependant, à un endroit précis, elle dit « beh » /be/, que vous avez fort bien transcrit. C’est le même mot, avec une touche de fantaisie méridionale à la Pagnol.
Merci encore pour ce morceau d’anthologie.
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