Il y a les livres, les musiques, les films, les photos, les tableaux qu’on n’oublie pas, qui vous accompagnent et rendent la vie plus belle. Il y a aussi la danse qui métamorphose les gestes et les corps. Ces chorégraphes et ces danseurs qui travaillent, répètent, cherchent. Répétitions toujours fascinantes. Comme celle-ci, à l’Opéra de Paris, avec Aurélie Dupont et Manuel Legris, filmés dans leur travail avec Angelin Prejlocaj. Des gestes,des mots, des émotions.
Je peux les regarder et les écouter encore et encore. Attendre encore et encore que Manuel Legris se mette à tourner. Ecouter Angelin Preljocaj lui dire: « Voilà, c’est ça, Manu, laisse-la dériver ». La regarder, elle, qui flotte, suspendue. Et lui qui ouvre les bras.
Pour regarder, c’est ici.
Mise à jour (août 2019) : j’ai été obligée de changer de lien car le précédent ne fonctionnait plus. Donc ma transcription ne correspond plus tout à fait. Mais l’essentiel est visible ! (la répétition et surtout ce moment suspendu, à 12 minutes environ)
Transcription :
[…] Le fait que je les ai déjà beaucoup dansés. Donc quand tu le réabordes, tu l’abordes de façon différente. Physiquement […]
Comme le disait Marie-Agnès, tu as une rencontre avec un chorégraphe, une rencontre humaine, qui est très chaleureuse, qui te met à l’aise et c’est des gens qui te… C’est presque parfois une psychanalyse, des gens qui te regardent et mettent en valeur, et ça, pour ça, en tant que personne, ça m’apporte énormément.
– Tu dégages pas ta jambe droite, là , quand je te fais faire le petit machin (1) ?
– Si, si. Je fais ça, bien sûr.
– Là, je te tourne les épaules.
– C’est… c’est pas…
– Je suis sûr qu’il y a un truc.
– C’est ça, c’est ça.
– C’est ça ?
– Et après, c’est le petit ralentissement.
– Par terre, là, je me sens pas bien, là. Il y a un truc qui est bizarre, non ?
– Oui, parce que hier, vous aviez parlé de faire comme si tu l’embrassais et qu’elle cambrait à cause de…
– Ouais, mais j’ai un truc qui est pas…
– C’est pas coordonné comme il faut.
– Non. Il y a un truc qui est bizarre. Quand tu es… quand tu es sur le dos quand je reviens, là… c’est quand je reviens ici…
– Ouais.
– Je sais pas, c’est… c’est ma position qui est bizarre. Je devrais…
– Tu veux pas mettre le genou derrière elle ?
– Ouais, voilà, c’est ça.
– Voilà.
– Je devrais être ici, je crois. Mais là, ça me fait bizarre (3). Je suis passé comme ça et après, c’est peut-être ça, non ?
– C’est bizarre, ton truc, là! C’est pas hyper naturel. Tu es comme ça ? Et pourquoi tu te remontes pas comme ça ?
– C’est vrai… Moi, je me relève… C’est sûr que j’y allais avec ça, j’y allais avec ça. Mais alors après…
– Tu peux pas faire la même…
– Attends, je retrouve… Non, il faut que je regarde, je crois.
– [… coupé]Son bras. C’est pas mal.
– Oh !
– Alors…
– Voilà, tu vois, il est même sur ses deux genoux carrément.
– C’est pas mal comment il fait un petit machin sur les genoux.
– En fait, ce qu’il fait…
– Il est comme ça.
– Il s’est mis sur ses deux genoux.
– Il se rassemble (4). Comme ça. Et après, il… Voilà. Il revient sur ses deux tibias.
– Il revient là.
– Oui. Non, non, non, Manu. Il faut que tu fasses ça en avançant.
– Sur ses deux tibias. Et après, il place. Tu vois, du style, la fille, elle est là. Tu ramènes tes genoux vers toi et tu passes sur tes tibias. […] Voilà ! J’adore, parce qu’il fait des trucs incroyables dans sa carrière, mais ça !
– Bien, Manu !
– Oh ! Je suis…
– Aide-la
– Non mais tu sais que…
Merci !
… je suis pas bien, hein !
– Ce qui est bien aussi, c »est le poids de la tête, pour lancer le tour, c’est-à-dire d’utiliser le poids de la tête. Mais c’est plus…
– Un tour comme ça.
– Voilà. Exactement. Mais il faut vraiment l’envoyer. Voilà, ouais.
– Ça fait ça et souvent, vous le partez (5) de là. Mais il y a pas « tchac lac » et ensuite. Il y a une espèce de lâché-revenu.
– En fait, ça fait là, mais les bras retombent en bas avec du poids.
– Ah ça, c’est vachement (6) bien, ouais ! Très bien !
– C’est agréable à faire, ça.
– Moi, je me casse la gueule (7) tout le temps là. J’arrive…
– C’est fait pour (8), hein.
– On le refait en musique une fois, ça ? Un et deux et trois et quatre. Cinq. Attention. Vous voyez ce que je veux dire ? C’est-à-dire qu’il y a des chose qui sont « tin tigada » et il y a des choses qui sont entre la musique. Ça, c’est entre la musique. Tu vois ? Il y a des choses sur les notes et il y a des choses entre les notes, dans l’espace entre les notes. Encore une fois, ça. Entre ! Voilà ! Là, vous avez compris. Ça va ? Ça vous paraît clair, ça ?
– Oui, oui. C’est beaucoup plus calme que ce qu’on…
– Beaucoup plus calme. Pour moi, c’est beaucoup plus agréable physiquement.
– Très bien, le début. Tu sais, on a vu un truc, c’est que le mieux, c’est que tu le… que tu le tournes comme ça presque… presque qu’avec une main, tu peux, pour éviter de faire des…
– Oui, d’accord. Alors, je suis comme ça.
– Oui, c’est ça, voilà. Là.
– Et tu veux que je prenne sa tête après ?
– Si tu le sens. Mais ce que j’aime pas, et ce que j’ai vu à chaque fois, c’est que les filles font… Tu vois… Tu sais, comme le truc… alors que c’est pas nécessaire.
– Dans mon souvenir, c’était épaule d’abord et ensuite, je lui faisais tourner la tête. Il y avait pas ça ?
– Ouais… Il y a plusieurs versions.
– Comme tu veux Angelin. Tu veux que je fasse que les…
– Je crois que le mieux, c’est peut-être qu’il passe la tête à l’intérieur, c’est-à-dire qu’il est là et tu fais là. Il passe la tête dedans, tu continues et presque tu peux le faire avec une seule main.
– Baisse un peu ta tête. Il y a un truc qui me gêne, c’est que ta tête, elle me gêne. A un moment donné, j’ai envie que tu passes sous mon bras.
– Ouais, c’est ça, à l’intérieur du bras.
– Attends [… ] le mouvement.
– Rentre dedans. Voilà. C’est ça. Et voilà. Voilà. Exactement.
– Oh là, là ! Je suis complètement bourré (9) ! Là, je me suis laissé aller (10), hein, je peux te dire !
– Et il y avait un petit truc dans le coude aussi, hein.
– Oui, le bras, là. En fait, ce qui manque, c’est le changement de main. C’est-à-dire…
– Le changement de main ?
– Ouais. Enfin… Quand tu fais celui-ci, là, ici, tu as fait ça là, ici. Tu fais ça ici, tu fais ça. Maintenant, tu continues ici, c’est ce que veut Angelin pour arriver à ça. Et en fait, tu as vu…
– Là, et après, viens ici, là.
– Oh là là ! J’ai dû danser vingt-cinq fois Le Parc, j’ai jamais fait ça ! Alors attends. Tu veux que je fasse changement de main là.
– Voilà et après comme ça, tu l’as sous toi ici, tu as tes mains placées pour le faire tourner parce que tu pousses cette main-là.
– Super ! Ça, c’est bien. Ça, c’est bien. Et « chpouf ! Lâche la tête, Manu. Manu, ce qu’il y a, c’est qu’à la fin, je crois que tu lâches pas la tête.
– En fait, c »est dommage parce que l’énergie qu’il a à la fin, il devrait la démarrer plus tôt.
A la fin, l’énergie est vachement bonne. Et là, elle est un peu conduite. Tu vois ce que je veux dire ? Alors que tu pourrais…
– J’ai du mal à… J’ai toujours l’impression quand je pars trop tôt, ça dure, c’est trop… trop long, après. Là, ça a du mal à démarrer ?
– Là, ça a du mal à demarrer et quand ça arrive, au moment où c’est vraiment bien, en fait, il faut que tu la reposes. Et là, on aurait envie que ça continue dans cette énergie-là. Tu vois ce que je veux dire ?
– D’accord.
– Donc je pense que il faut, là, quand tu pars… et je pense que c’est peut-être la sensantion de son poids. Plutôt que toi tu la… que tu la fasses tourner, c’est plutôt que tu lances et que tu essayes de sentir son poids, qui t’entraîne toi, tu vois. Bon, mais c’est un peu plus risqué mais… au niveau des appuis, mais c’est plus intéressant.
Et il y a un… un moment, là, comme tu fais les bras tout de suite, ce que je trouve pas mal en soi, mais après, ça fait un temps mort après. Je me demande si tu devrais pas quand même faire juste le baiser et puis donner un peu de temps pour ça, pour qu’après, ça enchaîne plus (11). Tu vois ce que je veux dire au niveau de temps ?
– C’était… Attends ! C’est dommage que ce soit pas ta bouche qui arrive. Non, parce que tu fais…
– La mienne ?
– Oui. Pare que ce qu’on voit, on voit… on voit…
– Là, parce que en fait, là, c’est hyper casse-gueule (12), comme ça, cette… cette version-là. Parce que tu es sur demi-pointes, et en général, tu es éjectée !
– C’est vrai ?
– Coup de boule (13) !
– Non, il faut y aller… Il faut que tu calcules…
– Faut que ce soit moins près.
– … Pour faire justement : Mmm.
– Il faut calculer. C’est le bon mot.
– Et d’être en appui. Il faut que tu sois en appui sur sa bouche.
– Faut que je sois plus loin.
– Ris pas.
– Pas mal !
– On dirait deux poissons morts !
– Mais tu sais, je crois que tu es un peu loin, Aurélie, quand même. Voilà. Voilà, Manu, c’est ça, laisse-la dériver. C’est super, cette qualité ! Voilà.
– Ah ! Ça fait mal !
– Tout… C’est elle qui t’emporte, plutôt que toi, tu manœuvres.
– J’ai perdu et du coup, j’étais là et ça partait… Et là, du coup, tout d’un coup, ça…
– Ça coule bien, ouais, ouais. Et après à la fin, ça va ? Vous pouvez tenir ?
– Oui, oui, oui.
– Non, parce qu’en faisant le bisou (14), je lui ai demandé si ça allait et elle faisait « hou hou hou »
– Bon, ça je suis content !
– C’était mieux ?
– Ça, c’est bien. Il faut qu’elle soit plus là-bas. Là, c’est mieux, hein.
– Oui, ça me… ça me… ça me rend triste en fait parce que… j’ai… j’ai… Maintenant moins, mais j’avais presque l’impression de partir avec lui. J’ai eu un petit moment un peu difficile. Mais c’est quelqu’un que je verrai, que je continuerai à voir et puis c’est quelqu’un, voilà, avec qui j’ai fait un parcours qui était… C’est mon compagnon de route.
– Ça s’arrête à quel âge, la danse, à l’Opéra ?
– Quarante-deux ans.
– Quarante-deux ans.
– Et demi.
– Et demi.
– Si on arrête à 42 ans, c’est un peu aussi parce que au niveau de l’âge, au niveau musculaire, physique, tu es moins performant que à vingt, vingt-cinq ou trente. Bon, c’est la vie qui passe. Moi, j’ai pris la loge (15) de Marie-Claude Pietragalla (16), il y en aura une autre qui prendra ma loge. C’est pas des choses qui m’angoissent. Ce qui m’angoisse plus, c’est comment je vivrai après.
– L’émotion et les larmes d’une jeune femme de 25 ans. C’était hier soir sur la scène de Garnier, à l’issue d’une représentation de Don Quichotte. Rideau baissé comme le veut la tradition, Aurélie Dupont vient d’apprendre de la bouche du directeur et devant le corps de ballet qu’elle accède au nirvana de la danse.
– Me faire si plaisir en une seule phrase, c’est… Je pense que je m’en souviendrai.
– Et cette phrase, c’était ?
– Me nommer étoile. Je crois qu’il y a pas de phrase qui m’a… qui me fasse plus plaisir que celle-là
Des explications :
1. un machin : un truc, quelque chose (familier)
2. il y a un truc : il y a quelque chose. Et très souvent, quand on dit ça, c’est pour indiquer qu’il y a quelque chose de bizarre, quelque chose qui ne va pas tout à fait, qu’on ne comprend pas parfaitement.
3. Ça me fait bizarre : je trouve que c’est bizarre, il y a quelque chose qui ne va pas. De façon familière, on utilise souvent cette expression avec le verbe faire. On dit aussi, avec le même sens: ça me fait drôle. (Mais on ne dit jamais: ça me fait étrange.)
4. Il se rassemble : il rassemble / ramène ses jambes, il se replie sur lui-même.
5. Vous le partez de là : on dit plus souvent : Vous le démarrez de là / vous le faites partir de là.
6. Vachement : très (familier)
7. se casser la gueule : tomber (très familier) De façon un peu moins familière, on dit aussi : se casser la figure. (Attention, ce sont les verbes pronominaux ici. C’est différent de : casser la gueule / la figure à quelqu’un, c’est-à-dire frapper quelqu’un, se battre avec lui et être le plus fort.)
8. C’est fait pour = c’est fait exprès, ce n’est pas le hasard.
9. Bourré : soûl. (familier)
10. se laisser aller : cesser de tout contrôler, ne plus retenir ses gestes.
11. ça enchaîne plus : il n’y a pas de rupture, c’est plus continu et fluide.
12. C’est casse-gueule : c’est dangereux, risqué. On risque de tomber (très familier). Le synonyme un peu moins familier: c’est casse-figure.
13. Un coup de boule : c’est quand on donne un coup de tête à quelqu’un (familier car la boule désigne la tête dans un style familier.)
14. un bisou : un baiser (mot familier, plutôt enfantin, donc qui élimine en général la dimension sexuelle)
15. une loge: c’est là où un artiste se prépare avant un spectacle dans un théâtre.
16. Marie-Claude Pietragalla: une autre danseuse étoile, qui a ensuite dirigé le Ballet de Marseille, puis a continué à créer ses propres chorégraphies avec ses danseurs.
Cette chorégraphie d’A. Prejlocaj: Le Parc
Coup de coeur pour le théâtre, la scène où on peut voir de la magie, c’est vrai. J’ai du mal à me persuader à revoir un film, même si je suis très touché en sortant de la salle au premier coup, après quelques jours, la sensation diminue très très vite. Mais le théâtre m’attire toujours, presque naturellement. Je suis plutôt la comédie musicale que la danse, par exemple, je m’organise pour aller voir Mamma Mia dès que j’ai l’occasion d’aller à New York. Au fils des années, j’ai vu changer des acteurs principaux les uns après les autres, mais ce qui est constant, c’est le charme du théâtre. Donc c’est pas étonnant que plusieurs pièces du théâtre se sont déjà produites pendant plus de dix ans depuis ses débuts, sans arrêt!
Tout cela ne fait que me rendre très admiratif, des gens qui chantent, qui jouent des instruments, qui dansent, qui écrivent des pièces intemporelles!
Moi, j’ai rien de dons artistiques et ça me gêne énormément parce que maintenant je pense que je l’ai raté. À l’école, j’ai suivi un an le cours de danse et après quelques moins d’exercices, on a dû faire une représentation où le prof voulait choisir les trois meilleurs étudiants pour assister à la cérémonie nationale de concours de la danse. Apparemment, à l’époque, je l’appréciais pas, et à chaque classe je m’efforçais à paraître sans talent, indifférent pour que le prof m’ait laissé en liberté le plus vite possible. Parce que j’ai vu quelques de mes camarades danser plusieurs heures chaque semaine après la sortie de l’école, et pour moi, les émissions d’animations semblaient beaucoup plus intéressantes…
Alors, retour un peu à ce billet, j’aime bien écouter parler Aurélie Dupont et je trouve que son français très charmant et toujours avec une modestie.
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Bonjour Jianjing,
Comme toujours, merci de partager avec nous tes idées, tes impressions, ton expérience. C’est toujours très intéressant, et dans un excellent français! Continue!
De mon côté, je dois dire que je n’ai jamais vu une comédie musicale (en vrai)! Il faudrait que je change ça.
A propos de ce que tu dis sur les dons artistiques, je pense que ce qui est important, c’est d’être créatif, d’une manière ou d’une autre, de « faire » des choses. C’est ça qui remplit la vie, je trouve.
Et à propos des films qu’on revoit, tu as raison, ce n’est jamais pareil la deuxième fois, mais en même temps, franchement, je m’aperçois qu’en ne voyant un film qu’une fois, il y a souvent beaucoup de détails qu’on oublie. C’est d’ailleurs bizarre parfois de voir ce dont on se souvient dans un film plus tard. Pour moi, il y a des scènes entières qui sont comme rangées dans un coin de ma mémoire et que j’avais comme oubliées.
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