Après le 13 novembre, tout a été dit, tout continue à être dit. Encore une fois, on tente de comprendre comment marche le monde. Explications géo-politiques, économiques, religieuses, philosophiques, sociologiques, psychologiques, pour penser ce qui dépasse l’entendement. Juste après les attentats, Joann Sfar, le dessinateur du Chat du rabbin, répondait à chaud aux questions d’Augustin Trapenard à la radio, et c’était une façon de poser le problème.
Transcription:
– Quand on s’attaque à la France, Joann Sfar, à Paris, quand on s’attaque à des gens attablés à des terrasses de café, réunis dans une salle de concert ou dans un stade pour un match de foot, on s’attaque à quoi ?
– Moi, ce qui me paraît important, c’est de savoir que les mitraillettes ont tué indifféremment des Arabes, des blancs, des noirs, des gens de toutes les couleurs, de toutes les religions. Tout le monde est victime pour peu (1) qu’il adhère à notre mode de vie, qui consiste à ne pas considérer la religion d’autrui, qui consiste à tout partager. Alors, je suis le premier à m’insurger quand on demande aux Musulmans de France de se justifier, parce que c’est des citoyens comme les autres, ils ont pas le droit… Ils ont pas à le faire et en même temps, il y a dix mille individus radicalisés sur notre sol. On tolère les jeunes gens qui reviennent de combats en Syrie, on les laisse se promener dans la rue. Et il y a un désarroi, et (2) des imams, et des professeurs, et des gens des quartiers qui savent que quand ils signalent un individu (3), il ne se passera rien. Moi, ça fait un an que je parle dans les écoles, dans les lycées, que je rencontre des gens, et les gens se sont sentis lâchés (4) par l’administration, pas par méchanceté idéologique mais par manque de moyens. Donc il me semble qu’il est temps d’épauler (5) ceux qui, quelle que soit leur religion, quelle que soit leur couleur, ont envie de se lever contre ce retour à l’âge du bronze (6) et de la violence. Il y a un relais citoyen qui est essentiel, c’est-à-dire qu’aujourd’hui, chacun doit apprendre à se protéger, je parle pas physiquement (7), je parle idéologiquement. Il me semble qu’il faut rappeler que notre spiritualité, c’est les musées. Notre sexualité, elle mérite pas qu’on crache dessus, on n’est pas des dépravés (8). On est un pays où les hommes et les femmes sont libres, on est un pays où des hommes et des femmes de même sexe ont le droit de s’embrasser. S’il y a des gens que ça rend malades, tant pis pour eux. Maintenant, c’est dommage qu’on ait laissé aussi… On fait la leçon aux Musulmans de France mais c’est pas les Musulmans de France qui ont laissé le Qatar financer nos stades de foot. Je… Je veux dire nos élites se sont vendues à des pays de l’âge du bronze pour des raisons d’argent, de la même manière qu’à d’autres époques, on se vendait à toutes sortes d’occupants.
– Qu’est-ce qui la menace, l’unité, aujourd’hui à votre avis ?
– Tout. Tout. Moi j’ai très peur aussi du passage à l’acte de l’extrême droite, qui nous pend au nez (9).
– La récupération ? (10)
– Bien sûr. Et il faut savoir qu’on n’est pas sous menace pendant deux jours ou pendant trois jours, on va être sous menace pendant des années, c’est-à-dire qu’il va y avoir… Moi, je pense au GIA. Je pense à l’Algérie. Les amis qui me comprennent le mieux, ce sont les Algériens qui disent : « Au début, on se moquait des barbus du GIA et après, on a eu deux cent mille morts. » Et donc regarder l’Algérie d’il y a vingt ou trente ans, c’est comprendre très bien là où on se trouve aujourd’hui. Il faudrait des mesures éducatives pour encadrer ces gosses. Quand un…. A Nice, quand un gamin… quand on a empêché un gamin de partir pour le djihad, on impose… on lui impose une heure de psychanalyste par semaine. J’ai dit la phrase la plus con (11) du monde. J’ai dit : « Faudrait des profs de gym (12). » Il y a des gamins qui sont paumés (13), qui ont envie d’encadrement, qui ont envie de violence, évidemment qu’il faut des bibliothèques, évidemment qu’il faut des profs de gym. Quand j’ai… J’ai commencé ma carrière comme Aide aux devoirs (14) à Bagnolet, il y avait huit stades de… huit stages de foot pour 800 élèves. Et on me disait : « En donner cent, ça coûterait trop cher ». Vous imaginez ce qu’on aurait économisé à l’époque si on avait encadré cette jeunesse! Il y a pas un enfant qui préfère l’islamisme à la culture. Ils tombent dans l’islamisme quand il y a pas de bibliothèque ouverte dans leur quartier. Je… Je… On va encore dire que je suis naïf. Mais moi, je peux pas tenir une arme, je peux pas faire la protection, mon seul métier, c’est de faire des dessins. Et je crois que notre… Je crois qu’il faut avoir confiance dans notre art, dans notre littérature, dans notre civilisation. La littérature, c’est plus riche que la pensée religieuse. Et ça, il faut oser le dire, parce que c’est assez curieux, ce qui s’est passé. J’ai commencé à mettre sur internet : « Ne priez pas pour nous, pensez » (15), ou je sais plus quoi, et ce sont des religieux américains protestants qui s’en sont pris à moi (16). Donc je me dis, c’est marrant, il y a une résurgence de la pensée médiévale du « Si tu pries, ça va te protéger ». C’est très bien, c’est la spiritualité, mais c’est pas là-dessus que s’est construit (16) la France. Moi je veux pas des idées du Front National, je veux pas des idées des radicaux religieux. Donc il va bien falloir être capable de développer nos idées à nous, même si elles ont l’air faibles parce que ‘elles contiennent du doute, mais ce doute, c’est notre force.
Quelques explications :
1. pour peu que : simplement parce que, juste parce que
2. et… et…. et : la répétition de « et » devant chaque terme de l’énumération sert à les mettre en valeur, donc à souligner ici que tout le monde est démuni.
3. Un individu : une personne, quelqu’un. Mais ce terme n’est pas tout à fait aussi neutre et a une nuance négative en général.
4. Se sentir lâché : se sentir abandonné, pas soutenu.
5. Épauler : apporter de l’aide, un appui.
6. L’âge du bronze : c’est un moyen d’exprimer l’idée d’un retour aux premiers temps de l’Humanité, à la Préhistoire.
7. Je parle pas physiquement : il vaudrait mieux dire : Je ne veux pas dire physiquement.
8. Un dépravé : quelqu’un qui n’a aucune morale.
9. Ça nous pend au nez : cette expression signifie que quelque chose nous menace et risque vraiment de se produire. Il y a de fortes chances que cela nous arrive. On l’emploie à propos de quelque chose de négatif.
10. La récupération : c’est lorsqu’un parti politique utilise des événements pour faire basculer les gens dans son camp. L’extrême-droite utilise des tragédies comme celle des attentats à Paris pour développer ses thèses racistes, nationalistes, sécuritaires et extrémistes et trouve plus facilement un appui dans la population.
11. La phrase la plus con : la phrase la plus stupide. (très familier)
12. un prof de gym : un prof (professeur) de sport. C’est l’expression qu’on emploie très souvent, même s’il ne s’agit pas de gymnastique, mais de tous les sports.
13. Être paumé : être perdu, au sens propre ou au sens figuré. (familier) Au sens figuré, cela signifie qu’on ne sait pas quoi penser, qu’on n’a pas de repères.
14. Aide aux devoirs : ce sont des gens qui aident les élèves à faire leurs devoirs après la classe, dans les milieux défavorisés, pour leur donner toutes les chances de réussir.
15. Sur internet : il a un compte instagram où il a posté des dessins, qui ont été critiqués.
16. S’en prendre à quelqu’un : critiquer, attaquer quelqu’un
17. s’est construit… : il faudrait accorder au féminin: Ce n’est pas là-dessus que s’est construite la France. Il y a inversion du sujet et du verbe, comme souvent en français. On peut dire de façon tout à fait équivalente: Ce n’est pas là-dessus que la France s’est construite. Il n’y a pas de nuance particulière.
Il faut voir ou revoir le film Tombouctou.