Cela faisait un moment que je pensais à partager ce film et cette interview avec vous, découverts pendant les débats sur le mariage pour tous.
Quelques petits faits de la vie quotidienne m’y ont fait revenir enfin:
– la programmation la semaine prochaine sur Canal +, une des chaînes payantes et très regardées en France, de ce film, Les invisibles.
– Des réflexions de la part de certains étudiants en face d’autres étudiants, qui disent le poids des préjugés et du chemin qu’il reste à parcourir.
– Peut-être tout simplement l’envie d’entendre parler d’amour, alors qu’on nous abreuve des histoires d’amour ratées ou naissantes de notre Président de la République, histoires qui ne nous intéressent pas. (mais qui nous prouvent que ces gens-là non plus ne travaillent pas toute la journée !)
– une émission à la radio avec un jeune écrivain qui disait comment des pères rejettent leurs fils homosexuels, comment on grandit difficilement dans certains milieux. (En finir avec Eddy Belle Gueule, un roman d’Edouard Louis)
Voici la bande annonce du film Les Invisibles:
Transcription :
– On s’est rencontrés dans un rétroviseur (1).
– Je ne sais pas exactement comment je suis redevenu homosexuel. D’ailleurs, je dois te dire que j’ai une femme et cinq enfants. Oh mon dieu ! (2)
– Alors donc ma vie amoureuse, elle a été , si tu veux, ballottée (3), entre hommes et femmes. Mais elle a été tout à fait heureuse puisque je me suis toujours adapté à la fonction qu’il pouvait y avoir. Je pouvais faire la femme et l’homme.
– Il faisait si beau ! Le soleil était si chaud et nous, si nues. Ça a été le bouleversement total, comment une vie bascule à travers une main qui s’aventure.
– Le scandale à cette époque, c’était de le revendiquer.
– C’est contre-nature, ce qu’ils font quand même, hein.
– Moi, je trouve ça dégoûtant.
– Alors, les mal-baisées (4) ! Oui, oui, on est mal-baisées, oui, oui. Oh bah ça, tu as trouvé ! (5)
– J’ai eu une période où je m’habillais comme une folle (6). Mais le souvenir que j’en ai, c’est que ça m’a fait énormément de bien, ça m’a libéré.
– Et puis, parce que on était quand même des marginaux, c’est-à-dire qu’on était… La marginalité (7) nous rendait libre.
Un monsieur aimait un jeune homme. Surtout, ne nous affolons pas.
– Aujourd’hui, on en rigole (8). Et on en aurait pleuré il y a…
– On faisait… On me parlait de ça comme… d’une maladie. Je sais pas, ça te mettait un doute quand même ! Tu étais classé dans les maladies psychiatriques, quoi !
Le chasseur, la biche aux abois.
– Quand ils ont des cheveux gris, des cheveux blancs, je… je flashe (9) comme on dit maintenant.
– A chaque fois, des fois dans le métro, je vois des vieux ou des vieilles (10) qui me plairaient bien.
Quelques détails :
1. un rétroviseur : c’est le miroir qu’on a dans les voitures pour voir derrière sans se retourner. Donc ils se sont jeté des regards dans le rétroviseur de la voiture de l’un d’eux.
2. Oh mon dieu ! : c’est maintenant assez rare d’entendre des Français utiliser cette expression. Mais là, c’est justement pour imiter et se moquer de ce que dirait un catholique, offusqué par cette vie, pour montrer que cela choque une certaine morale.
3. Être ballotté : aller d’un côté à l’autre, avec aussi l’idée qu’on est tiraillé entre deux choses. Par exemple, on dit aussi de certains enfants de couples divorcés qu’ils sont ballottés entre deux maisons.
4. Mal-baisée : c’est une insulte prononcée contre les femmes, pour les décrire comme désagréables. L’idée sous-jacente, c’est qu’elles n’ont pas réussi à trouver un homme qui veuille bien les baiser, c’est-à-dire qui veuille bien coucher avec elles. (péjoratif) Mais on pourrait aussi le prendre dans le sens où ces femmes n’ont pas trouvé d’homme suffisamment capables de bien leur faire l’amour ! (C’est ce que fait cette femme, en expliquant que précisément, les hommes ne l’ont jamais satisfaites.)
5. Tu as trouvé ! = tu as trouvé la raison, tu as compris.
6. Une folle : ce mot a été très utilisé pour désigner les homosexuels considérés comme efféminés. (Il ne fait pas bon ressembler à une femme quand on est un homme, un « vrai ». )
7. la marginalité : c’est le fait de ne pas adopter tous les codes habituels d’une société. Donc on vit en marge, en dehors de ce que fait la majorité. Dire de quelqu’un que c’est un marginal, c’est péjoratif car il faut se conformer.
8. Rigoler : rire (familier). Ici, cela signifie qu’on n’y attache pas une grande importance, que ce n’est pas grave après tout.
9. Flasher (sur quelqu’un) : remarquer quelqu’un et être attiré par lui.
10. Des vieux et des vieilles : Thérèse est très libre dans sa façon de parler: elle fait exprès d’utiliser ces deux mots, remplacés aujourd’hui par « personnes âgées », « personnes du troisième âge », et plus récemment « seniors ».
Et voici une belle interview du réalisateur de ce film, à regarder en cliquant sur l’image:
Transcription : (Elle ne vous sera peut-être pas nécessaire, car il prend son temps pour dire les choses clairement, de sa voix posée.)
Pour moi c’était important dans le film d’aller à la rencontre de gens anonymes et de gens qui n’ont pas eu nécessairement accès à des vies faciles, urbaines (1). Je voulais un peu prendre monsieur et madame Tout le monde (2), parce que dans le fond, l’homosexualité, si on imagine dans les époques des années 40, 50, 60, elle a beaucoup été racontée à travers des couples mythiques : Cocteau-Marais (3), Yves Saint Laurent- Pierre Bergé (4), et… voilà, etc… et… mais qui, dans le fond, étaient des gens qui vivaient à Paris, qui avaient des vies qui se déroulaient dans un milieu artistique et où, forcément, tout était facile, d’une certaine manière. Donc le récit, pour moi, était moins intéressant de ce côté-là. Et je trouvais plus intéressant d’aller finalement soit dans la France profonde (5), en tout cas, dans une France moins racontée sur… avec de tels individus et de voir comment justement ce monsieur ou madame Tout le monde a pu ou non vivre… enfin s’épanouir (6) dans sa sexualité. Est-ce que ces gens, dans le fond, arrivaient à vivre plus ou moins normalement cette homosexualité ? Et à partir de là, j’ai fait toute une recherche de gens qui avaient entre 75 et 90 ans pour aller leur poser la question : coment ça a été pour eux en fait de vivre cette homosexualité ? Alors, évidemment, il y a eu des embûches (7), ça a été une lutte, à la fois avec eux-mêmes, avec l’entourage, mais pas toujours. Des fois, il y a eu des évidences. Pour certains, on sent que dans le fond… Je pense à Monique par exemple, qui a affirmé très jeune, très tôt, son homosexualité à qui voulait l’entendre (8) même si, comme elle le dit, ça ne se faisait pas (9). C’est pas que les gens ne savaient pas qu’il y avait pas d’homosexuels (10), les gens savaient bien que ça existait. Mais les gens ne le revendiquaient pas en fait, ou en tout cas, ne l’affichaient pas, même dans un cercle privé. Elle était tolérée dans le fond si elle était tue (11). Et quelqu’un comme… Et Monique était incapable en fait de le taire, de par (12) sa personnalité. Et donc ça l’a souvent mis (13) dans des situations parfois compliquées. Mais c’était… Pour elle, cette liberté était à n’importe quel prix, quoi. Elle était pas négociable. Et il y a quelque chose, je trouve, dans cette position qui préfigure en fait tous les mouvements, pour moi, de contestation qu’il a pu y avoir autour de mai 68 (14).
Ce qui m’a intéressé dans le film, c’était d’essayer de raconter en fait une partie de l’histoire française d’après-guerre, mais sous un angle un peu particulier, cest-à-dire comment à travers le récit des minorités, à ces époques-là, on peut parler de la France dans sa globalité. Parce que dans le fond, parler de ces minorités, donc savoir comment elles étaient acceptées, refusées, débattues, etc…, c’est une façon de montrer, en fait, comment à ces époques-là, le plus grand nombre tolérait, acceptait, refusait, combattait ces minorités. Et donc, par là, vous faites une sorte de radiographie des mœurs, des mentalités, des valeurs de chacune de ces époques. Et je trouve que c’est ce qui se passe dans le film. Finalement, à travers leurs récits personnels de vie, il y a quelque chose qui se dessine de l’histoire française. Et c’est là où on voit que dans le fond, les homosexuels et les femmes, on… on leur doit énormément, en fait., sur l’évolution des mœurs en France, énormément.
Moi ce que je retiens, quelqu’un de mon âge… Moi, je suis d’une génération qui dans le fond est pas tellement politisée (15). On n’a pas connu la guerre, ces combats de lutte sociale, on les a pas connus non plus. Mais finalement, en écoutant ces récits, et leurs luttes, d’abord je me dis mais que ça a dû être quand même des grands moments, ces luttes, comment ces gens ont dû s’engager, débattre, réfléchir. Je pense que ça a dû être un moment assez unique. Moi, j’ai pris vraiment la conscience de ça. C’est vrai que l’éducation, les valeurs qu’on transmet parfois nous enferment, qu’on soit hétéro ou homo. Je veux dire, on nous transmet des valeurs, dans notre éducation, que ça soit nos parents, que ça soit peut-être parfois aussi l’école, le regard des autres, ce que l’on… ce qu’on lit, ce que… ce qu’on voit. Et à un moment, il s’agit de se défaire parfois de ces valeurs qui ne sont pas forcément les bonnes et qui peuvent être parfois très contraignantes et nous… et nous mettre dans des cases (16). Et ce que le film raconte, c’est qu’à un moment, il y a quelque chose qu’il faut réussir à défaire et à réinterroger, peu importe qui l’on est, pour vraiment interroger… enfin s’interroger soi de savoir où est son désir, et de savoir ce que l’on veut profondément pour soi, en fait, et avoir ce sentiment d’être un être libre, en fait. Et que cette liberté, elle va pas de soi (17), mais pour n’importe qui.
Moi, évidemment, je tiens une sorte de discours un peu général. C’est comme si, tout d’un coup, je les englobais dans une pensée unique qu’ils auraient tous, alors que, évidemment, chacun a une spécificité qui fait que le rapport à la liberté est différent, je pense. Et même, ce en quoi ils croient. Comme vous dites, Thérèse, par exemple, dans le film, croit à l’acquis et pas à l’inné, alors que Pierrot, lui, est beaucoup plus dans l’inné. D’ailleurs, il le dit : c’est inné. Ou on aime, ou on n’aime pas. Donc pour lui, la question même de la nature de l’homosexualité, elle ne s’interroge pas. On naît comme ça. Alors que je pense que pour Thérèse, elle considère que tout est lié à l’éducation, à la culture, à l’apprentissage et que c’est une construction en fait. Et que cette liberté, dans le fond, elle doit être interrogée d’abord intellectuellement. Il y a une scène à la fin du film où on voit Monique évoquer la mémoire de son père, et à ce moment-là du film, d’une certaine façon, l’évocation de l’enfance et … On est bien au-delà, quoi. Et en même temps, pour moi, cette scène est très importante parce que elle évoque en fait la mémoire et la question aussi de la mort tout simplement. Ça va pas de soi comme ça de filmer des gens et de leur dire : Ah bah allez-y, racontez-moi votre vie, comme ça. Et que… bah, il y a un moment, ça provoque quelque chose, quoi. Et ce moment où… où tout d’un coup, le passé vous revient de manière si forte qu’il est presque… que vous le vivez presque au temps présent, en fait. Et il y a une émotion comme ça qui vous bouleverse tout simplement. C’est exactement ce qui se produit en fait pour elle à ce moment-là. Et je trouvais que c’était important de le mettre dans le film, voilà, de dire que de raconter sa vie, c’est aussi à un moment, mettre le présent au même niveau que le passé et que ça a des conséquences, quoi. Voilà. Tout simplement.
Des explications :
1. une vie urbaine : une vie en ville et non pas à la campagne.
2. Monsieur Tout le monde / Madame Tout le monde : c’est l’expression utilisée pour parler de gens ordinaires, auxquels tout le monde peut s’identifier.
3. Cocteau-Marais : il s’agit de Jean Cocteau et de l’acteur Jean Marais.
4. Yves Saint-Laurent et Pierre Bergé : un film vient de sortir sur la vie du grand couturier dans son couple avec Pierre Bergé.
5. La France profonde : cette expression désigne la France des campagnes, traditionnelle.
6. S’épanouir : être heureux
7. une embûche : un obstacle, une difficulté, dans un parcours.
8. À qui voulait l’entendre = à tout le monde
9. ça ne se fait pas = ce n’est pas convenable / ce n’est pas acceptable socialement.
10. En fait, il dit le contraire de ce qu’il voulait dire, en ajoutant trop de négations ! Il faudrait dire : Ce n’est pas comme si les gens ne savaient pas qu’il y avait des homosexuels.
11. Si elle était tue : si elle était passée sous silence. Il s’agit du participe passé du verbe taire: Il ne fallait pas en parler, il fallait la taire.
12. De par : à cause de
13. ça l’a mis… : comme Monique est une femme, il faudrait accorder au féminin et dire : ça l’a souvent mise…
14. Mai 68 : c’est une période de luttes sociales, qui a amené des changements profonds dans les mentalités et les valeurs de la société, avec la revendication d’une plus grande liberté.
15. Être politisé : avoir une conscience politique qui fait qu’on va lutter pour défendre ce qu’on estime important, au lieu d’être très individualiste.
16. Mettre dans des cases : enfermer les gens dans des catégories, avec l’idée que le monde est figé et n’évolue pas.
17. Ça va de soi = c’est évident. Il n’y a pas à se battre pour défendre cette idée. Donc dire que ça ne va pas de soi, cela signifie que cette liberté n’est pas évidente ni acceptée par tous.