C’est ce que raconte ce scientifique navigateur (ou ce navigateur scientifique). Sa curiosité, comme il nous l’explique, l’a poussé à partir dans des endroits peu explorés. Pas de voyages touristiques pour Eric Brossier qui s’est découvert une passion pour la mer, sous des latitudes peu hospitalières. Les Iles Kerguelen, puis à l’opposé, le pôle nord. Il parle des chemins qu’il a choisi de prendre, aidé par de belles rencontres et de belles expériences. C’est un vrai plaisir de l’écouter.
Transcription :
– Je… J’étais en fin d’études dans un secteur du Génie Océanique, j’avais une possibilité de partir au Texas, travailler sur des…
– Vous avez fait l’Ecole Centrale (1), hein.
– Oui, enfin, voilà, j’ai terminé par un master à l’Ecole Centrale en Génie Océanique et puis j’avais une proposition de travailler sur ces grands projets offshore au Texas pendant une coopération. Et puis j’apprends la possibilité de partir aussi dans les Terres Australes et Antarctiques Françaises. Donc j’annule tout, je tente. Heureusement, ça marche et c’est là que j’ai, donc toujours guidé par cette curiosité – là on est sur une toute petite base, isolée au milieu de l’Océan Indien, territoire français mais bon, très peu habité ; il y a qu’une base – je découvre vraiment quelque chose qui me convient, qui me fascine. C’est une année extraordinaire, c’est un tournant (2), et c’est là aussi que je réalise que j’ai envie de continuer de travailler dans ces endroits qu’on connaît pas bien et que la mer est quand même plus qu’omniprésente et finalement, en ayant un bateau, on peut peut-être trouver un sens, quelque chose, inventer un mode de vie. J’avais pas envie de rester dans un laboratoire, j’avais pas envie de rester coincé dans un bureau d’études. Je me suis dit : Si je me concentre sur la partie acquisitions de terrain, observation, voilà, je serai ravi (3). Donc c’est… L’idée a germé (4) là. Après, il y a eu un parcours pendant quelques années dans la… dans une compagnie de prospection géophysique.
– Vous vous êtes occupé des problèmes sismiques, je crois.
– C’est ça. Voilà. Par méthode sismique, on va sonder le sol, faire des échographies du sous-sol, pour des clients qui sont des compagnies minières et pétrolières en général. Et ça a été fascinant, une grande… un grand apprentissage pour moi, dans le… l’organisation de grosses équipes. Et puis, on travaille toujours avec des… du personnel local, donc toujours à l’étranger, dans les coins les plus perdus. J’étais prospecteur. C’est marrant (5) comme nom de métier ! Et donc j’étais tout le temps dans les endroits méconnus puisqu’on faisait la prospection. Forcément, j’étais ravi, j’étais servi(6) mais bon, il y avait un caractère un peu trop industriel, un peu trop vraiment guidé par le profit, le besoin de trouver des ressources, minières et pétrolières. Bon je… Mon idée persistait, quoi, de mettre à contribution mon énergie, mais pour un projet plus modeste, plus capable d’aller dans les coins qu’on connaît moins et puis je garde cette affinité avec la… avec la recherche scientifique – mon père a fait quarante ans de recherche – bon, même si je… j’ai jamais été chercheur, j’aime cette façon de… d’approcher le monde et c’est là que je me suis lancé.
– Il y aussi une rencontre, je crois, qui a beaucoup compté, la rencontre avec Isabelle Autissier (7).
– Oui, j’ai… J’étais avec elle hier encore. C’est… c’est devenu une amie, mais c’est vrai qu’il y a vingt ans, tout juste vingt ans, Isabelle Austissier était lancée dans un tour du monde en course et elle a… elle a démâté (8). Elle a fait escale aux Iles Kerguelen (9). La petite bande (10) de… de… s’est vite passionnée pour son histoire, on a tout fait pour lui permettre de repartir, réparer son bateau. Et alors pendant ces trois jours intenses…
– Oui, parce que vous-même, hein, vous étiez aux Iles Kerguelen.
– Oui, voilà, j’étais aux Kerguelen. Donc on la voit arriver. On n’était pas du tout des… ni des marins, encore moins des régatiers (11). On n’était pas équipé pour préparer un bateau de course mais avec les moyens du bord (12), de la base, et surtout beaucoup de bonne volonté, bien, on lui a permis de repartir. Bon, malheureusement, elle a recassé le bateau un peu plus loin. Mais alors (13), quelle rencontre ! Quelle expérience !
Pourquoi cette rencontre vous a marqué à ce point-là, à ce moment-là ?
Bah parce qu’elle était… elle était bien, elle était… Même si elle était en course – elle était en tête de la course – elle était bien dans son élément. Et alors que on (14) voit ce bateau – nous, on connaissait bien la région, ça faisait plus d’un an, ouais, ça faisait un an qu’on était là – on la voit arriver toute seule sur son bateau, sans mât. Elle était pas stressée, et voilà, ça fait partie du jeu, elle gérait bien son histoire. Elle a catalysé, quoi, le… le groupe qui s’est passionné pour son histoire, et… Et puis moi, j’ai compris qu’avec un bateau, même sans moteur, sans rien, avec très peu de moyens – bon, là, ce sont des bateaux de course – mais avec un bateau plus simple, on peut aller loin, longtemps, en autonomie, emmener des gens qui n’y connaissent rien (15). Et donc ça a confirmé quelque chose, une idée, quoi, qui… Ça a précisé plutôt une idée qui germait. Mais aussi, sa capacité d’entreprendre, de piloter un projet, et c’est elle, entre autres, que j’ai été voir (16), quand j’ai osé mettre tout ça noir sur blanc (17), six-sept ans plus tard. Et c’est une des rares personnes qui m’a pas dit : Bon, tu es farfelu (18). J’avais pas… j’avais pas un radis (19), je… enfin, j’avais pas de budget pour acheter un bateau, j’avais jamais eu de bateau, j’avais… j’étais pas marin, enfin, j’étais… j’avais tout à découvrir. Mais bon, le concept me plaisait beaucoup, quoi, me… Et elle m’a… elle m’a non seulement pas dit que j’étais… que j’allais au casse-pipe (20), mais elle m’a donné des conseils qui se sont avérés encore aujourd’hui très justes et encourageants et… Donc bon, c’est sûr que ça a… c’est une rencontre majeure pour moi.
Quelques détails :
1. l’Ecole Centrale : c’est l’une des grandes écoles prestigieuses en France.
2. Un tournant : dans la vie de quelqu’un, il s’agit d’un moment décisif, où on prend une direction déterminante, alors qu’on aurait pu en prendre une autre.
3. Ravi : très content. C’est un mot fort, qu’on emploie peu pour cette raison.
4. Germer : voici une image courante associée aux idées; on dit qu’elles germent, comme des graines.
5. Marrant : amusant (familier)
6. être servi : avoir tout ce dont on rêvait et donc être pleinement satisfait / être comblé. (familier)
7. Isabelle Austissier : une navigatrice française qui a fait le tour du monde en compétition, qui a participé au Vendée Globe.
8. Démâter : perdre son mât.
9. Les Iles Kerguelen : une de ces TAAF dont il parle au début.
10. La petite bande : il veut parler du petit groupe d’hommes qui se trouvait sur cette base perdue dans l’océan.
11. Un régatier : quelqu’un qui fait des régates, c’est-à-dire des courses en voilier.
12. Avec les moyens du bord = comme on pouvait, avec ce qu’on avait.
13. Mais alors ! : cela sert à renforcer l’exclamation qui suit. (à l’oral)
14. alors que on : normalement, on dit alors qu’on… Mais à l’oral, très souvent, vous entendrez que on, avec les deux mots prononcés bien distinctement. En fait, c’est comme si on pensait d’abord juste à dire alors que, sans encore savoir tout à fait ce qu’on va ajouter derrière. Puis vient on, mais on ne se corrige pas en répétant alors qu’on…
15. Il n’y connaît rien = il n’est pas compétent dans ce domaine qui est totalement nouveau pour lui.
16. C’est elle que j’ai été voir = elle que je suis allé voir. A l’oral, on entend souvent cette forme avec le verbe être au lieu du verbe aller. C’est ce dont parlait Danielle Sallenave, avec son histoire de dompteur qui a été manger, et non pas mangé. (Pour savoir si on doit écrire -é ou -er, il suffit donc de remplacer le verbe du 1er groupe par un verbe comme voir.)
17. mettre quelque chose noir sur blanc : c’est être capable de rédiger un projet sur le papier, et donc de lui donner une vraie existence.
18. Farfelu : un peu fou, pas très réaliste, qui n’a pas vraiment les pieds sur terre. On peut employer cet adjectif à propos de quelqu’un mais aussi à propos d’une idée, d’une décision par exemple : Il a toujours des idées farfelues / Il a pris une décision farfelue / C’est un projet farfelu.
19. Je n’avais pas un radis : je n’avais pas d’argent du tout. (argot)
20. aller au casse-pipe : aller à la catastrophe, à l’échec. Casser sa pipe, en argot, c’est mourir. Donc on utilise cette expression aussi par exemple en parlant de soldats envoyés au combat: Les généraux ont envoyés leurs soldats au casse-pipe en 1914.
L’émission en entier est à écouter ici.
De quoi voyager ! Je me suis régalée.
(Le voilier que j’ai pris en photo ne résisterait pas aux conditions dans lesquelles évolue le bateau d’Eric Brossier, conçu pour la navigation dans les glaces! )