Le voile noir

En ce moment, je ne sais pas bien quoi lire. Je ne tombe pas sur le livre qu’on ne lâche pas, qu’on a envie de retrouver dès que les occupations de la vie quotidienne le permettent, le livre qu’on veut continuer à découvrir et terminer mais sans le terminer jamais ! Il y a des périodes comme ça.
Comme en plus j’ai fait du rangement et du tri, j’ai retrouvé des livres aimés. Alors, relire et redécouvrir.
Et comme aussi, j’ai, cette année encore, une étudiante qui a perdu sa maman, le beau livre d’Anny Duperey m’a à nouveau touchée.

Histoire de son enfance bouleversée, histoire de ses parents, à travers les photos conservées. Des mots pour dire la vie et la mort. Des photos pour garder et comprendre ce passé, avec lequel elle s’est construite. C’est une très belle histoire, qu’elle présente ainsi:

J’avais pensé, logiquement, dédier ces pages à la mémoire de mes parents – de mon père, surtout, l’auteur de ces photos, qui sont la base et la raison d’être de ce livre. Curieusement, je n’en ai pas envie.
J’en suis surprise. Mais je suppose que d’autres surprises m’attendent dans cette aventure hasardeuse que j’entreprends. On ne s’attaque pas impunément au silence et à l’ombre depuis si longtemps tombés sur ce qui a disparu.
Non, je n’en ai pas envie. Leur dédier ce livre me semble une coquetterie inutile et fausse. Je n’ai jamais déposé une fleur sur leur tombe, ni même remis les pieds dans le cimetière où ils sont enterrés, pourquoi ferais-je aujourd’hui l’offrande de ces pages au vide ?
Mon père fit ces photos. Je les trouve belles. J’avais depuis des années envie de les montrer. Parallèlement, montait en moi la sourde envie d’écrire sans avoir recours au masque de la fiction, sur mon enfance coupée en deux. Ces deux envies se sont tout naturellement rejointes et justifiées l’une l’autre. Car ces photos sont beaucoup plus pour moi que de belles images, elles me tiennent lieu de mémoire. Je n’ai aucun souvenir de mon père et de ma mère. Le choc de leur disparition a jeté sur les années qui ont précédé un voile opaque, comme si elles n’avaient jamais existé.
Si au début de ce livre, où paradoxalement je ne vais faire qu’une chose: tendre vers eux, je leur refuse le statut d’existants – Où ? Quand ? Comment ? Sous quelle forme ? – c’est sans doute à cause de ce sentiment que ma vie a commencé le jour de leur mort. Il ne me reste rien d’avant, d’eux, que ces images en noir et blanc. L’usage que j’en fais ne les concerne donc pas plus que ce que je suis devenue. Sans doute aussi parce que, obscurément, je leur en veux (1) d’avoir disparu si jeunes, si beaux, sans l’excuse de la maladie, sans même l’avoir voulu, si bêtement (2), quasiment par inadvertance (3). C’est impardonnable.
C’est pourquoi, avant de tenter d’écrire en marge de ces photos je vais une dernière fois – comme je l’ai fait désespérement jusque-là – me détourner de la blessure qu’ils m’ont laissée à la place de leur amour et à m’adresser à ce qui me reste de plus proche, l’autre survivante, à ma plus semblable au monde, ma soeur, qui a eu, je crois, encore plus de mal que moi à vivre avec leur absence.
A Pitou, donc.

Le voile noir, Anny Duperey

Quelques détails:
1 – en vouloir à quelqu’un de quelque chose: reprocher quelque chose à quelqu’un, être fâché contre lui ou elle à cause de cette situation.
2- bêtement: de façon stupide
3- par inadvertance: parce qu’on n’a pas fait attention.

Une réflexion sur “Le voile noir

  1. Jianjing dit :

    Je dois revenir à ce billet. J’ai toujours voulu terminer ce livre mais je me suis arrêté il y a quelques semaines à mi-lecture pour m’engager dans l’autre chose. Ce weekend, Je me suis dit que j’allait le terminer et ça s’est bien passé jusqu’au chapitre « ce matin-là ». Je crois que j’ai les épaules assez larges pour que les histoires dramatiques ne soient pas un frein dans ma lecture. Mais, si je peut dire ce passage au mot près, « c’est là que ça m’a pris(e) », glacé. Vraiment l’un de très peu fois où je suis certain que je dois m’arrêter pour y revenir plus tard.

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