Comme toujours, le romarin est en fleurs depuis la fin du mois de janvier. J’aime les romarins dans la garrigue et dans notre jardin, pour leur vigueur été comme hiver, pour leur parfum, pour le mauve bleuté de leurs petites fleurs. Et parce que les abeilles encore engourdies par l’hiver y puisent leurs premières forces, quand il n’y a pas encore grand-chose d’autre à butiner.
Jolie agitation donc des abeilles dans le romarin, qu’on observe avec d’autant plus d’envie qu’on nous parle régulièrement des menaces qui pèsent sur ces butineuses. Voici la parole d’un apiculteur qui a la passion de son métier:
Transcription :
– On sait que la disparition des abeilles, c’est un problème qui est multifactoriel, entre nosema (1), entre le varois (1), l’acarien, entre les néonicotinoïdes (1), entre les pesticides, certes, le frelon asiatique aussi, vous n’y échappez pas, mais il y a aussi le rôle de l’apiculteur. Alors, là, racontez-nous parce que la manière, on va dire, de mener son cheptel aura des conséquences.
– Eh oui, malheureusement, et moi, je suis à peu près sûr que dans la mortalité des abeilles, surtout les mortalités massives d’abeilles, bah l’apiculteur a bien une responsabilité, étant donné qu’il a joué un petit peu à l’apprenti-sorcier (2), en voulant faire des croisements, faire venir des abeilles de la planète entière et tout ça. Et on se retrouve avec des abeilles qui sont beaucoup trop croisées pour pouvoir résister aux virus, aux produits de traitement et tout ça, et il y a des comportements qui sont vraiment très, très particuliers et qui font mourir les abeilles en masse au mois de mars, notamment au moment des virus, là…
– C’est-à-dire que lorsque les abeilles ressortent, il faut bien comprendre qu’elles ont faim, qu’elles sont affaiblies.
– Voilà.
– Il y a le froid dehors.
– On est… on est au mois de mars. On se retrouve avec une abeille, au niveau vitamines, qui est un petit peu à zéro (3). On se retrouve avec une végétation extérieure qui est pas luxuriante, de qualité moyenne. Tout ça fait que, beh, quand les virus passent, les abeilles meurent vraiment massivement, quoi.
– Lorsque vous parlez justement de croisements, alors on connaît l’abeille noire, hein. Donc l’abeille noire, c’était évidemment l’une des premières, une des premières souches. Il faut saluer d’ailleurs aussi les conservatoires d’abeilles qui elles gardent, on va dire, la génétique de cette abeille. Plus on aura de croisements, et moins il y aura de défenses immunitaires ? Que l’on comprenne comment ça fonctionne, ou…
– Si on fait un premier croisement, si on prend deux races pures, qu’on les croise, on fait un stade F1, et là, on améliore tout. On a… On fait des individus plus beaux, plus forts, plus résistants, il y a pas de problème. Mais comme l’abeille se fait féconder dans l’espace aérien, on maîtrise pas la fécondation. Donc on sait pas quels sont les mâles qui vont venir féconder nos reines et du coup, on dépasse le stade F1, on est en stade F2, F3, F4 et ainsi de suite (4), on va de plus en plus loin. Plus on avance dans les stades et plus on crée d’individus, un pourcentage d’individus avec des défauts, des faiblesses, des défaillances, ça tient plus.
– Racontez-moi bien quand même le processus. Un apiculteur se rend compte que , bah il peut pas gagner sa vie (5) avec ses abeilles noires parce que il y a pas assez de rendement et qu’il s’en sort pas (6). Donc qu’est-ce qu’il va faire ?
– Dans mon cas, il a fallu que je prenne une décision qui m’a fait énormément mal au ventre (7) de laisser tomber pour le moment mon abeille noire – je vais y revenir après – mais pour maintenir mon cheptel, il a fallu que j’achète carrément des essaims de… d’abeilles buckfast, donc de… C’est une abeille qui a été créée par un moine dans l’abbaye de Buckfast en Ecosse. Et je me suis dit si cette abeille déjà a été créée en Ecosse, vu le climat un peu proche de celui du Limousin (8), elle devrait tenir le coup en Limousin, voilà. Et donc il a fallu acheter des essaims carrément, quoi. Et j’ai acheté des essaims dans les Landes que j’ai ramenés dans le coin (9), là, des marchands de génétique, donc des marchands d’abeilles, qui, pour gagner leur vie, vont faire croire tout et n’importe quoi (10) à leurs clients, et sans vergogne (11), venir introduire des gènes d’abeilles de n’importe où, en disant qu’elles sont meilleures, en disant qu’elles piquent moins, en disant que ceci, que cela. Et puis tout le monde tombe dans le panneau (12), quoi ! Avec les abeilles, ça y est, on a atteint le même niveau qu’avec les semences ! Pour continuer à vivre et à récolter du miel, il va falloir revenir chercher tous les ans des cellules des reines inséminées chez le producteur de reines et de ceci. On en est arrivé au même cirque (13) qu’avec les semences ! On peut…
– Qu’est-ce que l’on peut vous souhaiter, ici, dans ce Limousin, Eric ?
– Eh beh que les fleurs reviennent et que nos agriculteurs nous replantent des haies partout. Et puis que d’ici une dizaine d’années, je me retrouve avec un cheptel d’abeilles noires qui tienne la route (14).
Quelques détails :
1. nosema – le varois – les néonicotinoïdes: le premier est un champignon qui s’attaque aux abeilles. Le second est un parasite, comme une sorte de pou des abeilles. Le troisième est un insecticide.
2. Jouer à l’apprenti-sorcier : mener des expériences scientifiques ou des actions dans lesquelles on ne maîtrise pas tous les risques, où on n’évalue pas les conséquences. On dit aussi : jouer les apprentis-sorciers.
3. Être à zéro : manquer totalement de quelque chose.
4. Ainsi de suite : cette expression signifie qu’un processus est en route et se reproduit sans cesse. On continue donc de la même manière.
5. Gagner sa vie : gagner assez d’argent pour vivre
6. Il ne s’en sort pas : il n’y arrive pas / ça ne marche pas pour lui / Il n’a pas assez pour vivre. Cela peut être financier mais pas toujours. Par exemple: Il a trop de travail. Il ne s’en sort pas.
7. Ça m’a fait mal au ventre de… : ça a été très difficile pour moi / ça m’a en quelque sorte rendu malade.
8. Le Limousin : c’est une région composée des départements ruraux de la Creuse, de la Corrèze et de la Haute Vienne.
9. Dans le coin : dans la région / ici (familier)
10. tout et n’importe quoi : cette expression désigne quelque chose de très mauvaise qualité, quelque chose de nul.
11. Sans vergogne : sans avoir honte / de manière effrontée
12. tomber dans le panneau : être trompé / croire ce qu’on nous raconte alors que ce sont des mensonges / se faire piéger par ce que nous dit quelqu’un.(familier) Par exemple : Il avait l’air tellement respectable que tout le monde est tombé dans le panneau.
13. Le cirque : au sens figuré, c’est péjoratif, pour désigner une situation confuse et compliquée, pas positive du tout. Par exemple, on dit : Qu’est-ce que c’est que ce cirque ? (familier)
14. Tenir la route : fonctionner, marcher / être solide / être crédible, plausible, cohérent. Par exemple : Pour justifier son retard, il nous a raconté une histoire qui ne tient pas la route.
Voici le lien pour écouter l’émission en entier.
Et vous pouvez aussi aller sur France Bienvenue écouter ou ré-écouter Michel qui avait répondu à mes questions sur ses abeilles.