Histoire d’un long mariage

Ils avaient vingt ans. C’était il y a longtemps dans un village du Lot.
Ils ne venaient pas du même milieu. Sa famille à lui avait des terres. Sa famille à elle vivait, plus pauvrement, grâce à la mine. Alors leur mariage n’allait pas de soi. Mais quand l’amour et une naissance s’en mêlent…

Aujourd’hui, ils ont plus de 80 ans, ils n’ont pas quitté leur village.
Comme beaucoup de vieux couples, ils ont vu leurs enfants se marier, avoir des enfants. Ils se sont dit que c’était moins compliqué que de leur temps. Puis quand ils les ont vus divorcer, se remarier, avoir d’autres enfants, ils ont trouvé que finalement ce n’était pas si simple que ça. Mais ils ont pensé que c’était la vie et ils ont regardé grandir leurs petits-enfants puis leurs arrière-petits-enfants.
C’est ce qu’ils racontent à deux voix restées complices à travers tous ces changements, avec leur accent de cette région du sud-ouest de la France.

Transcription:
– Ah bé… c’est facile à raconter. Je venais ramasser des fraises chez un oncle à Claude et puis, on a fait connaissance. Et voilà ! Ça a fini par se marier (1).
– Autrement dit, il y a 57 ans et demi que nous sommes mariés. Vous m’avez compris ?
Et comment vous vous entendez ? Tout se passe bien ?
– Bah apparemment, oui !
– Oui, maintenant on se retrouve que tous les deux. Mais à l’époque, il y avait trois générations, hé.
– Ici, dans la maison.
– Dans la maison, hé, qui vivions ensemble. Alors je peux vous dire qu’il fallait faire des concessions, hein. Et il y avait assez de place. Bon, c’était pas disposé comme ça, il y a eu des réparations depuis.
– Ici, il y a quand même… il y a quand même trois chambres…
– On avait trois chambres.
– … la salle d’eau (2), les toilettes, la salle à manger et la cuisine.
Vous êtes bien installés, là !
– Ah bé pas trop mal.
Vous avez une très grande télé, hein !
– Ah oui !
Ecran géant, écran plat.
– C’est surtout mon mari quand il regarde le sport.
– Alors les fraiseuses (3), on les nourrissait et on les logeait. Alors vous voyez le chantier ! (4)
– Faut dire que moi, mon père, il était mineur, mineur de fond. Et nous étions quand même huit gosses (5) ! Alors pour nourrir tout ce monde et surtout pour les… pour s’habiller et tout ça, on était obligés de partir.
– On a une grande pièce en haut, là-haut. Et alors, c’était le dortoir. On mettait des sommiers, des matelas, et puis il y avait… je vous dis une année, il y avait douze filles qui dormaient dans le même… dans la même pièce.
Quels souvenirs vous avez de cette période-là, vous, Marie ?
– Ah moi, très… très contente puisque j’ai fait la connaissance de mon mari.
Comment ça a été perçu par vos parents ?
– Ah! C’est une longue histoire, ça !
– Ah, ils m’ont pas acceptée avec…
– Non. Hé… Bon, je vais tout vous dire, hé…
Dites-moi tout.
– Nous avons eu mon fils, on n’était pas mariés. Alors je vous dis pas (6) à ces époques-là, hé ! C’était pas évident, hé ! Alors quand je l’ai annoncé à mon père, je peux… je peux vous dire que, ouille ! (7)
Mais vous l’avez annoncé à votre père quand le fils était déjà né ?
– Oui, hé oui, oui. Parce que je me… je me suis posé beaucoup de questions, hé.
– On n’était pas du même milieu (8).
– Quand j’ai annoncé la nouvelle, j’en menais pas large (9), hé. Et j’avais 23 ans, hé.
Aujourd’hui, ça vous rend plus tolérant vis-à-vis de tout ça (10), vous croyez ?
– Moi maintenant, plus rien ne m’étonne ! C’est clair, hé ! Plus rien ne m’étonne.
Par exemple votre fils qui vit en couple avec quelqu’un de divorcé, qui lui-même est divorcé, ça vous choque pas ?
– Moi, non, non, non. Moi, maintenant, je vous dis, il s’agit qu’il (11) soit en bonne santé et après, le reste (12), hé…
– Voilà, qu’il soit en bonne santé, qu’il soit heureux.
– Deux petits-enfants, aucun des deux ne sont mariés (13). Je sais même pas si ils se sont pacsés (14). Nous on… on le sait pas. Enfin avec tout ça, tout ça, nous sommes arrière-grands-parents et tout va bien.
Vous vivez de vos économies aujourd’hui ?
– Bah eh bien sûr ! Je suis à la retraite, je touche 695 euros par mois. J’ai la retraite et puis après, je ta[…] je tape dans le tas (15), hé !
Il vous reste un gros tas ?
– Non, un petit tas !

Quelques explications:
1. ça a fini par se marier = ça s’est terminé par le fait de se marier , par le mariage.
2. une salle d’eau: terme un peu démodé pour désigner la salle de bains.
3. les fraiseuses: c’était le terme local pour désigner les employées saisonnières qui venaient faire la cueillette des fraises.
4. le chantier = le bazar (familier). Il veut dire que cela créait de l’agitation dans la maison.
5. les gosses: les enfants (familier)
6. je vous dis pas ! : on emploie cette expression quand justement, on veut que celui qui nous écoute imagine bien la situation.
7. ouille: cette onomatopée exprime la douleur. Il veut dire que ça a fait mal quand il en a parlé à son père. La nouvelle n’a pas été bien accueillie.
8. le milieu: le milieu social. Ils n’avaient pas les mêmes origines. Elle venait d’une famille plus pauvre, avec son père mineur. Son mari venait d’une famille d’agriculteurs, qui avaient des terres, donc beaucoup plus d’argent.
9. j’en menais pas large = je n’en menais pas large: j’avais très peur et j’étais très mal à l’aise.
10. tout ça: elle veut parler de toutes les situations qui existent dans les vies de famille aujourd’hui. (être marié, pas marié, divorcé, remarié, etc…)
11. il s’agit que… : il faut juste que… / tout ce qui compte, c’est que…
12. et après, le reste… : il ne termine pas sa phrase mais il veut dire que le reste n’est pas important.
13. aucun des deux… : il faudrait dire : Aucun des deux n’est marié.
14. être pacsé: être lié par un Pacs, c’est-à-dire un Pacte Civil de Solidarité. Il s’agit d’un contrat civil qui permet à deux personnes ( de sexe opposé ou de même sexe) d’organiser et de faire reconnaître de façon plus officielle leur vie commune, mais sans avoir tout à fait les mêmes droits que par le mariage civil.
15. je tape dans le tas: je me sers dans mes économies. (C’est comme s’il avait un tas de pièces, d’argent)

Une réflexion sur “Histoire d’un long mariage

  1. Bernard Bonnejean dit :

    Un beau morceau d’anthologie. Merci, chère Anne.

    Vos étudiants doivent savoir que le français académique, le français administratif, le français officiel, le français modèle et stéréotypé N’EXISTE PAS sauf à la télé !!!

    Vivent les parlers régionaux, vivent les patois, vivent les langues régionales, vive l’argot même ! Les peuples, quels qu’ils soient, refusent l’uniformité, la mondialisation des coutumes et l’anglicisation universelle.

    Voici un exemple de « mainiot » (patois du Maine : Sarthe et Mayenne) :

    « L’matin conv’nu, i sont là tertous. L’saigneu’ a apporte’ ses scies, ses coutiaux, tout son fourbi. On cass’ eun’ croût’ et on bê un permie’ p’tit jus bin arrouse’, les bon’hommes i s’dirigeant vers la subite où l’gorin roupille comme un sonneu’! S’ment pas trop réveille’, l’quiéquié grognassant é tire’, pousse’, culbute’ su’ eun’ bonn’ fourchée d’paille fraîche. Ah ! c’é pas long ! L’bouche’ d’occasion a enfonce’ son coutiau. L’pourciau oince tant qu’i peut, il a beau sacte’des pattes, les gars i t’nant bon. La ménagère r’ce’ l’sang qui pisse dans la cuvette ; lè, é pens’au boudin. À c’t’heure, l’gorin, i crie pus. I bouge côr’eun p’tit què d’eu’ patte. Ca c’é bin expédie’et proprement. Pendant qu’i finit d’passe’, on va à la minson prend’eun’ p’tit douce avec eun’ bonn’ pichtée d’rude ; ça r’mont’ le moral. » (wikipedia)

    On ne parle plus comme ça. Sauf à l’université, section linguistique…

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