On peut aimer la BD et pas le vin. On peut aimer le vin et pas la BD. On peut aimer les deux, ou rien du tout. Mais il faut lire cet album original, où le sens du détail et de l’observation nous emmène dans ces deux mondes apparemment à des années lumière l’un de l’autre.
Le vigneron: Si je comprends bien, pour faire un bouquin, tu veux venir bosser bénévolement dans mes vignes…
Le dessinateur: En échange, tu découvriras la bande dessinée. Je t’amènerai des livres. On ira voir des auteurs…
C’est comme ça que tout a commencé.
Presque 300 pages et on ne s’ennuie pas une minute. Et tout à la fin, il y a même la liste de tous les vins qu’ils ont goûtés et celle de toutes les BD découvertes par le vigneron qui n’y connaissait rien.De quoi nous donner envie aussi de partir à la découverte.
Pour vous faire une idée, juste une petite idée car c’est un gros album, vous pourriez cliquer ici.
Et écouter son auteur:
Transcription:
– Les Ignorants, on… on va le détailler un petit peu. C’est cet album qui vient de sortir. Est-ce que vous diriez pour commencer – est-ce que vous accepteriez ce qualificatif – que c’est une BD documentaire ? Ça vous convient, ça, ou pas du tout ?
– En fait, ce genre de récits, qui sont des récits où je mets en scène des personnes existant – je les mets en scène sous leur vrai nom…
– Dont vous-même.
– Dont moi-même – donc il y a une dimension autobiographique un peu… un peu indéniable – je sais juste, moi, que c’est de la bande dessinée. Est-ce que c’est du documentaire, du reportage, de l’autobiographie ? C’est sans doute un peu tout ça. Si j’ose dire, c’est pas mon job (1) de qualifier la chose. Mon job à moi, c’est de faire les livres en question. Je les fais comme… comme je peux, comme j’ai envie… enfin, voilà. Je… je sais juste que j’ai envie de faire de la bande dessinée et de l’emmener vers la réalité, vers le concret, vers le… Alors, c’est vrai que, oui, il y a une dimension reportage et une dimension documentaire.Mais je laisse aux historiens de la bande dessinée le choix de mettre une étiquette sur le livre.
– Moi, je suis pas historien, j’ai pas envie de mettre d’étiquette, mais c’était plutôt flatteur, hein ! Je trouve ça…
– Bah, oui, bien sûr.
– … très, très bien fichu (2) du point de vue documentaire.
– Attention, Davodeau est ceinture noire de ju jitsu. Ça va partir assez vite !
– Etienne, Davodeau, alors, dans ces Ignorants, Récit d’une initiation croisée, tiens, il y a le mot croisée. Alors qui est qui ? Bah en fait, c’est vous…
– Ouais.
– … auteur de bandes dessinées et un vigneron. Et vous partagez vos expériences. Alors, c’est sûr, vous auriez pu choisir fleuriste, décorateur d’intérieur.
– C’était pas mal (3), ça, d’aller voir un décorateur d’intérieur, non !
– J’aurais pu mais j’ai oublié de prendre ce beau métier !
– Vous avez pris vigneron. Bon, c’est pas mal. Vous avez partagé sa vie, il a partagé la vôtre. Vous au[…]… Vous auriez pensé avant que c’était un boulot aussi dense, vigneron ? Vous avez bossé (4), hein !
– Oui, oui. Je me suis… Je me suis bien pété le dos (5), à piocher dans les ronces. Bon, il se trouve que je… je vis pas très loin de ce vigneron en question. Je vis dans une région un peu viticole, quand même, qui est le Côteau du Layon, au sud de la Loire, près… près d’Angers. Donc je vis entouré de vignerons, donc je les connais un peu. Je les connais un peu. Mais entre connaître les gens, les croiser et parler avec eux et puis expérimenter leur travail, il y a … il y a une sacrée différence (6) effectivement ! Et… et mon idée dans ce livre-là, c’était de… de me dire que si je voulais dessiner correctement le travail de ces mecs-là (7), il fallait quand même que j’essaie moi-même. Parce que j’aurais pu m’installer avec mon carnet confortablement dans l’herbe et les regarder et les dessiner, c’était très faisable. Mais avoir fait l’expérience physique, musculaire presque de la chose me rend, à mon avis, un peu plus légitime pour le raconter, en bande dessinée. Voilà, c’était ça, l’idée.
– Mais c’est impressionnant, hein, ce qu’il en ressort, du… du livre ! Moi, je connais également très peu le vin, pour être honnête et je suis très impressionné à la fois par l’amour de… de la terre qui est cultivée et la technicité que ça demande. C’est impressionnant, Etienne Davodeau !
– C’est un métier extrêmement complexe, bien plus complexe qu’on… qu’on pourrait le penser d’un prime abord (8).
– On va le nommer, ce vigneron.
– Bien sûr ! Il s’appelle Richard Leroy.
– Richard Leroy, voilà. Le deal (9), au départ, c’était: Je viens bosser dans tes vignes, et moi, en échange, je te fais découvrir l’univers de la bande dessinée.
– Oui, dans le cadre de livre… dans le cadre de la rédaction des Ignorants donc, ce qui m’intéressait, c’est que le vigneron avec qui je travaillais était quelqu’un qui n’avait jamais lu de bandes dessinées, et à qui j’ai pu directement lui (10) donner les livres que j’aimais, moi. Et… Et donc il est… il s’est converti en quelques mois, comme ça, et c’était aussi intéressant pour moi de faire découvrir la bande dessinée à quelqu’un. C’est les deux… les deux aspects du livre.
Quelques détails:
1. mon job: mon travail (familier)
2. bien fichu: réussi (familier)
3. c’était pas mal, ça: c’était plutôt une bonne idée. (familier)
4. bosser: travailler (familier)
5. se péter le dos: se casser le dos, s’abîmer le dos. Le résultat, c’est donc qu’ensuite, il a eu mal au dos.
6. une sacrée différence: une énorme différence (familier)
7. ces mecs-là: ces hommes-là (familier)
8. d’un prime abord: au départ, quand on n’a qu’une connaissance superficielle. Normalement, on dit: de prime abord.
9. le deal: le contrat. Cet anglicisme donne un côté plutôt familier en français.
10. lui donner… : normalement, il faudrait dire juste: à qui j’ai pu donner les livres, sans utiliser lui, puisqu’il y a à qui. Mais on entend qu’il fait une pause et cherche un peu ses mots. Et donc il reprend, un peu comme si c’était une nouvelle phrase, ce qui l’amène à utiliser ce pronom, comme on le ferait dans une phrase indépendante.
Et pour finir, si ça vous dit, j’ai enregistré les premières pages que vous avez regardées:
Quelle expérience passionnante !
Il était une fois un ministre français de l’Education nationale qui confia une idée — L’Idée ! — à un inspecteur général. Constatant à raison que les professeurs n’entretenaient aucune relation avec le monde du travail (belle expression que celle-là, « le monde du travail »), il lui exposa son projet. Et si l’on obligeait ces intellos déconnectés et improductifs à consacrer une année (dite « sabbatique ») à faire valoir leurs talents (pour peu qu’ils en aient), autres que pédagogiques, dans les entreprises, les ateliers, les exploitations agricoles ou vinicoles… dans les secteurs primaire, secondaire ou tertiaire. D’une part, ça leur ferait les pieds et d’autre part, ils pourraient au moins se faire une opinion sur l’avenir de leurs élèves.
Les enseignants le prirent très mal pour la plupart. N’opposait-on pas, plus qu’implicitement, leur métier au « monde du travail » ce qui pouvait éventuellement être compris comme la dénonciation d’une stérilité économique, voire sociale ? L’époque des années 70 avait déjà appris à une population qui ne demandait qu’à être convaincue qu’une profession où l’on bénéficiait de grandes et petites vacances, de temps libres dans la journée, d’heures supplémentaires très lucratives ne pouvait être qu’un « métier de fainéants ». De là à déduire qu’on pouvait fort bien se passer de ces gens-là, il n’y avait qu’un pas que d’aucuns ont franchi allègrement.
Alors, pensez ! Un dessinateur chez un vigneron !!! Oui, mais voilà ! La comparaison s’arrête là parce que si le dessinateur va chez le vigneron, le vigneron va chez le dessinateur. Aucune humiliation possible ! En outre, « les ignorants » ne sont pas assez imbéciles, l’un comme l’autre, pour s’accuser mutuellement d’inutilité.
Oui, vraiment, je suis enthousiaste !
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