Dans cette conversation écoutée la semaine dernière, il est question de la mer, d’une correspondance singulière entre deux amis aux métiers si différents, d’attente et de don, du métier d’acteur, de l’enfance d’où l’on vient, dans une langue tour à tour maîtrisée et hachée par les hésitations, tour à tour recherchée et familière.
Cet acteur-écrivain raconte aussi le trac en ces mots dans son spectacle, Je parle à un homme qui ne tient pas en place** :
J’ai la trouille, tu sais, avant de jouer tous les jours, et ça commence dès le matin. Je fais une sieste dans ma loge pour me calmer, et j’aimerais me réveiller en scène direct, sans passer par cette minute qui précède la mise à feu, la minute des insectes, ceux de la tombée du soir que je tente de chasser par de grands mouvements respiratoires, les insectes de la peur qui me ramollissent les guiboles*, quand la lumière inonde déjà le plateau, qui n’attend plus que moi. C’est à cette seconde-là que je vais chercher le courage pour le sortir de ses gonds. C’est à cette seconde que j’arrache les montagnes de leur socle pour simplement faire le métier que j’ai choisi. Je déteste cette seconde. Je voudrais que tout ait commencé depuis toujours.
Transcription
– Est-ce qu’on cesse un jour d’avoir peur de l’échec, en vrai ?
– Malheureusement… enfin j’aimerais… j’en rêve, en fait. J’aimerais. J’aimerais être apaisé. Je le dis dans le spectacle : je veux vieillir avec le sourire, c’est mon projet, mon pote (1), mon projet non-violent. Cet apaisement, oui, il aurait cette conséquence, bien sûr. La peur de l’échec, c’est ce qui fait qu’un être humain est un être humain sans doute. Sans doute qu’il y a quelques… quelques grands sages qui y échappent.
– Il y a des échecs qui pour vous ont été des victoires ? Votre plus belle victoire à l’envers, tiens, ça aurait été quoi ?
– Mais toutes les… Tous les échecs sont des victoires à l’envers, avec un peu de temps. Toutes… Les ruptures amoureuses, les ruptures d’amitié, et dieu sait (2) s’il y en a eu et si elles ont été douloureuses ! Tout, les échecs, quels qu’ils soient, il y a toujours un moment… Parce que c’est toujours cette question : Qu’est-ce qu’on fait de ce qui nous arrive ? Sinon, on est cuit (3) ! Sinon, c’est la faute à l’autre. Sinon, c’est… Sinon, on est victime du pas de chance. Et ça m’emmerde (4), ce mot malchance qui doit absolument et urgemment tomber du dictionnaire. Parce que, oui, on n’est pas… On maîtrise pas tout ce qui nous arrive, c’est pas… tout n’est pas de notre faute. Mais qu’est-ce qu’on en fait ?
Dans votre métier, et vous le dites, d’ailleurs, dans le spectacle, pourquoi est-ce que vous avez choisi un métier dans lequel on s’expose constamment au risque de l’échec ?
Alors pourquoi ? Parce que… La passion est venue en faisant et puis voilà, je me suis trouvé à cet endroit-là, sans l’avoir vraiment prévu, inventé, désiré gamin (5). C’est les rencontres, c’est la disponibilité pour une rencontre. Et puis la découverte de ce métier très tôt, à dix-huit ans et demi, et être immédiatement dans le milieu professionnel, et puis être là, et puis me dire : mais je peux exprimer des choses, je peux être… Je peux recycler mon fleur de peau (6).
– Ouais ! Ouais !
– Je peux… j’ai la possibilité de raconter mon poil qui se dresse (7). C’est une chance incroyable !
– Vous dites : On choisit de se faire mal pour se justifier d’être là. Qu’est-ce que ça veut dire ?
– Bah ça veut dire que la culpabilité qui nous habite, l’illégitimité… Moi, j’ai mis énormément de temps à me voir comme un écrivain, aussi, parce que… parce que, je sais pas, parce que je me sens… j’ai un gros complexe d’inculture, parce que j’ai pas de mémoire, donc je retiens pas ce que je vois, parce que je n’aime pas les livres, au fond, enfin je veux dire, je les aime – une maison sans livres, pour moi, est une maison inhabitée, sans âme – mais néanmoins (8), je les… j’ai du mal avec le livre, j’ai du mal avec tout ce qui… avec les modes d’emploi ! Non mais enfin voilà, j’ai… j’ai pas… je me sens… Ouais, tout ce qu’on n’apprend pas quand on est très jeune, c’est cuit (9). Enfin, c’est difficile comme le temps perdu, ça ne se rattrape pas. Donc moi, j’étais plus dehors quand j’étais gamin, plutôt que dans les bouquins (10) et l’école m’emmerdait (11), etc., etc. Et du coup, j’ai…j’ai… Il y a des tas de choses que j’ai ratées, quoi, et toute cette culture dont on croit que les acteurs et le gens qui en fabriquent, de la culture, en sont pétris (12), bah moi je… Bah, moi non ! Alors donc je me suis construit une autre culture, avec laquelle je me débrouille très bien, mais j’ai toujours un peu honte, comme ça, de… quand on me parle de références, qu’on me parle avec des tas de références et tout ça, je sais jamais quoi en faire, et donc… Je ne sais plus quelle était votre question !
– Vous y avez bien répondu en tout cas. Moi non plus ! On va continuer à se sentir vivant ensemble, parce que c’est le cas ce matin.
Des explications
1. mon pote : mon ami (familier)
2. dieu sait si… : on emploie cette expression pour insister sur quelque chose. Ici, cela signifie que ces ruptures ont été très douloureuses.
Par exemple : Dieu sait si j’ai essayé de trouver une solution ! = J’ai vraiment tout tenté. / Dieu sait si nous avions tout préparé! Et pourtant, ça n’a pas marché.
3. On est cuit : on est fichu, c’est l’échec complet. (familier)
4. ça m’emmerde : ça me contrarie, je ne supporte pas ça. (très familier)
5. sans l’avoir désiré gamin : quand j’étais gamin, enfant. Gamin est familier. On n’est donc pas obligé d’employer « quand j’étais gamin / quand il était gamin ». On dit juste : Enfant / Gamin, il était très timide. / Gamins, on jouait beaucoup dehors.
6. Recycler mon fleur de peau : normalement, on emploie l’expression « à fleur de peau » pour décrire des gens qui ont une grande sensibilité et qui ne peuvent cacher leurs émotions.
Ici, avec cette façon personnelle d’utiliser cette expression, il veut dire qu’être acteur lui permet de faire quelque chose de sa sensibilité, de ses émotions. C’est joliment dit, je trouve.
7. Mon poil qui se dresse : c’est aussi une façon très personnelle de parler de sa sensibilité !
8. Néanmoins : malgré tout (style soutenu)
9. c’est cuit: c’est raté, c’est fini, c’est fichu. (familier). Aujourd’hui, on entend aussi plus souvent: C’est mort.
Par exemple : On devait aller au bord de la mer. Mais c’est cuit à cause du mauvais temps.
10. Les bouquins : les livres (familier)
11. l’école m’emmerdait : l’école m’ennuyait. (très familier)
12. être pétri de culture : être très cultivé, parce qu’on a baigné dans un univers qui permettait d’avoir accès aux livres, à l’art. (langue soutenue)
* les guiboles : les jambes (argot)
** ne pas tenir en place : cette expression s’applique aux gens qui aiment partir, voyager, être en mouvement tout le temps. Et aussi quand on est impatient de faire quelque chose, ou qu’on s’agite.
Par exemple :
– Comment pourrait-il travailler dans un bureau ? Il ne tient pas en place!
– Depuis qu’il sait qu’il va partir en stage aux Etats-Unis, il ne tient plus en place !
L’émission entière est à écouter ici.
J’ai bien envie de lire son livre quand il sortira.
Bonne journée !