Je reviens avec ce livre, Laëtitia, écrit magnifiquement par Ivan Jablonka. C’est un livre bouleversant, d’abord parce qu’il s’agit de la mort d’une jeune fille, assassinée en 2011, mais aussi parce qu’Ivan Jablonka y fait un travail remarquable. On en sort avec le sentiment que même au milieu des horreurs les plus incompréhensibles, il y a toujours des hommes de bien qui vibrent d’intelligence et d’humanité. En aidant Laëtitia à réintégrer la communauté des hommes, cet écrivain nous aide aussi à ne pas désespérer complètement. Depuis, j’ai lu aussi En camping car, plus léger par son sujet mais tout aussi riche et dont je parlerai plus tard. Et je veux maintenant lire Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus. Lire tout ce qu’a écrit Ivan Jablonka.
« Laëtitia Perrais n’a pas vécu pour devenir une péripétie dans la vie de son meurtrier, ni un discours à l’ère Sarkozy. Je rêve Laëtitia comme si elle était absente, retirée dans un lieu qui lui plaît, à l’abri des regards. Je ne fantasme pas les morts; j’essaie d’enregistrer à la surface de l’eau, les cercles éphémères qu’on laissés les êtres en coulant à pic. »
Il faut lire ce livre.
Et ensuite, (dans cet ordre à mon avis), il faut écouter le très bel entretien mené par Laure Adler au moment où ce livre est sorti, entendre les voix d’Ivan Jablonka, de Michel Foucault, de Florence Aubenas, les chansons qu’écoutait Laëtitia. Je ne m’attendais pas à ce qu’elle ait aimé Véronique Sanson, parce que ce n’est pas son époque du tout. Ivan Jablonka a retrouvé toutes ces traces pour dessiner ce beau portrait.
Ce portrait, passionnant parce qu’il est mis en perspective, est aussi celui d’une époque, d’une France des petits, d’« un monde où les femmes se font injurier, harceler, frapper, violer, tuer », où des enfants grandissent dans des familles déglinguées.
C’est le portrait de la justice, des magistrats en grève contre Nicolas Sarkozy, alors président de la République, qui les accusait, dans un élan populiste et sécuritaire, de ne pas faire leur travail et de laisser courir des meurtriers d’enfants. Il accusait des hommes et des femmes d’une conscience et d’une humanité exemplaires, qui disent en parlant de leur enquête menée sans relâche pour retrouver Laëtitia, tout entière : « On produit un discours vérifié, étayé par des preuves. Apporter des bribes de vérité, c’est ce qu’on doit à la société et aussi à la victime. »
Ce livre est le travail minutieux d’un sociologue et d’un historien. Mais cette enquête, tout à la fois enquête sur une enquête criminelle, enquête de vie et enquête de sciences sociales, est écrite avec toute l’empathie et l’humanité d’un homme qui a décidé ceci:
« Mon livre n’aura qu’une héroïne: Laëtitia. L’intérêt que nous lui portons, comme un retour en grâce, la rend à elle-même, à sa dignité, à sa liberté. »
C’est ce qu’il fait, dans ce récit porté par une construction et une langue parfaites où rien n’est inutile.
On pense au livre d’Emmanuel Carrère, L’Adversaire ou à De sang-froid, de Truman Capote, deux livres qui m’avaient beaucoup marquée.
Mais le propos est autre, auquel je n’avais pas pensé:
« Je ne connais pas de récit de crime qui ne valorise le meurtrier aux dépens de sa victime. Le meurtrier est là pour raconter, exprimer des regrets ou se vanter. De son procès, il est le point focal, sinon le héros. Je voudrais au contraire délivrer les hommes et les femmes de leur mort, les arracher au crime qui leur a fait perdre la vie et jusqu’à leur humanité. Non pas les honorer en tant que « victimes », car c’est encore les renvoyer à leur fin: simplement les rétablir dans leur existence. Témoigner pour eux. »
Je n’oublierai jamais ce livre.
Je n’oublierai jamais Laëtitia.
Et si j’étais étudiante, je m’inscrirais aux cours d’Ivan Jablonka et je ne deviendrais pas prof d’anglais.
Voici un petit extrait au début de l’entretien évoqué plus haut :
Transcription:
Bonsoir. Il faut que je commence par raconter un petit peu la manière dont j’ai rencontré Laëtitia. C’est bien sûr une rencontre par delà la mort. J’ai rencontré Laëtitia si je puis dire, comme tout le monde, en lisant la presse, parce qu’elle a été la victime et l’héroïne, bien malgré elle, d’un fait divers dans lequel elle a disparu en janvier 2011. Et puis, je lisais ces compte-rendus, un peu horrifiques, comme tout le monde, avec un mélange de tristesse, et un peu de distraction aussi, comme on fait avec les faits divers. Et puis je me suis dit tout à coup : Quelle est… Qui est cette jeune fille ? Qu’est-ce qu’on sait d’elle ? Et la réponse était: rien, on ne sait rien d’elle. Elle a complètement disparu dans le crime qui l’a aspirée, qui l’a dévorée. Et j’en ai ressenti une espèce de scandale personnel et sans doute, c’était lié au fait que ce… cette révolte m’a déjà traversé. Elle traverse ma famille. C’est une révolte à la fois historique et morale, celle qui m’a saisi quand j’ai compris que mes grands-parents, avant d’être assassinés, avaient eu une vie, tout simplement. Alors ça pourrait sembler banal mais moi, j’ai eu l’impression que mes grands-parents avaient toujours été morts. Et puis tout à coup, j’ai compris qu’ils avaient eu une vie. Eh bien, Laëtitia aussi, elle a eu une vie.
Je reste un peu sans mots après la lecture de ton article… Je trouve que tu exprimes très bien à quel point cette histoire et cet auteur t’ont touchée. Ça me donne très envie de découvrir ça aussi. (Tu écris vraiment très bien, je veux dire encore mieux que d’habitude, quand ce sont tes émotions qui parlent comme ça 😊).
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Vraiment merci pour ton commentaire qui lui aussi me touche. Je suis contente d’avoir communiqué cette émotion, à quelques personnes comme toi au moins. Mais je pense que ce sont avant tout les mots d’Ivan Jablonka qui résonnent. Ses mots écrits et ses paroles enregistrées.
Je n’avais rien posté depuis quelque temps, parce que je voulais parler de ce livre et que je n’arrivais pas à exprimer de façon suffisamment « épurée » ce que j’avais à dire. C’est toujours compliqué de parler d’un livre ou d’un film sans en dire trop mais en en disant assez ! Mon côté prof me pousserait à entrer dans tous les détails. J’ai toujours aimé décortiquer (dans le bon sens du terme) les textes! Au départ, je voulais enregistrer quelque chose. Mais je n’ai pas réussi. Bref, en attendant de me rendre compte que c’était mieux pour moi d’écrire, j’ai tourné autour du pot !
J’ai vu ensuite que certains lecteurs trouvaient qu’il y avait du voyeurisme dans ce récit. Il me semble qu’Ivan Jablonka ne peut pas être plus éloigné de tout voyeurisme. Une chose est sûre, et c’est bizarre, après cette lecture, les policiers ou les romans noirs, très noirs, qui donnent à voir des meurtres horribles me paraissent dérisoires et futiles. (Je repense par exemple à Alex, de Pierre Lemaître.) Il faut que je réfléchisse à cette question!
A bientôt
Anne
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Au final, je crois que tu as trouvé la bonne façon d’en parler. C’est étonnant ce que tu dis à propos des romans noirs maintenant, j’avais lu aussi Alex. Tu me donnes vraiment envie de lire ce livre, ou du moins un livre d’Ivan Jablonka.
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