Grâce à une émission de France Inter, j’ai découvert un très beau film, au titre surprenant, Renault 12, réalisé par Mohamed El Khatib. J’avais juste entendu parler de ses pièces de théâtre mais je ne savais pas grand chose de cet artiste et de son travail. Dans ce film, qui a des allures de documentaire, mais qui brouille les pistes entre fiction et pur témoignage vécu, on fait le voyage avec Mohamed El Khatib de la région d’Orléans, où il a grandi, jusqu’au Maroc, au volant d’une vieille Renault 12. Sa mère, établie en France avec son mari depuis sa jeunesse, est morte et il doit aller régler la question de son héritage dans sa famille marocaine.
Au fil de petites péripéties et de rencontres touchantes, drôles, imprévues, on roule avec lui à travers la France, l’Espagne et le Maroc. Jamais on ne s’ennuie, c’est tellement bien filmé et construit. Légèreté et profondeur de tous les détails infimes de la vie assemblés, rassemblés, par petites touches, pour nous mener jusqu’au bout d’un voyage au dénouement inattendu. Epopée insolite en Renault 12 dont le sens se révèle peu à peu. J’ai aimé la petite voiture que Mohamed El Khatib fait avancer d’étape en étape sur une carte routière étalée par terre, j’ai aimé la vraie Renault 12, admirée en route par des connaisseurs et convoitée au Maroc, j’ai aimé les fragments, émouvants, tristes et drôles de toutes ces vies simples qu’il croise et filme, sa caméra sur les gens et les paysages. Et sa voix, le timbre de sa voix, dans les conversations qu’il a avec les autres ou quand il se fait le narrateur de cette histoire en voix off, pour sa fille, encore toute petite et pour nous spectateurs, admis dans ce récit délicat.
Vous pouvez voir ce film grâce à France Inter qui nous donne un accès sur Tenk, mais jusqu’au 24 janvier seulement. Alors, dépêchez-vous ! Et si finalement vous avez laissé partir la Renault 12 sans vous, j’ai découvert que vous pourrez la retrouver aussi sur Arte, en vous payant la VOD.
J’ai cherché une bande annonce, mais sans succès. Alors voici de quoi vous faire une toute petite idée, avant que vous ne couriez vous laisser embarquer par cette belle odyssée d’un fils qui a perdu sa mère.
Et comme j’ai voulu en savoir plus sur Mohamed El Khatib, j’ai écouté une série d’entretiens avec lui. En voici un minuscule extrait, après ma petite présentation. ( Il y en a plein d’autres qui me parlent tout autant.)
Transcription
– Avant de faire du théâtre, hein, j’ai lu que vous aviez fait des études littéraires, en géographie et en sociologie, en particulier, je crois. Comment est-ce que vous avez croisé la route du théâtre ? Comment est-ce que vous en êtes venu à (1) en faire votre métier ?
– Je crois par accident (2). J’étais entré en hypokhâgne et en khâgne (3) parce que je savais pas ce que je voulais faire, mais c’était une façon de pouvoir continuer à étudier plusieurs disciplines (4). Et pareil (5) après, pour la géographie et la sociologie, ça me permettait de toucher un peu à tout (6). Et j’étais pas programmé pour faire du théâtre. Et… Par contre, je m’occupais d’enfants. Je travaillais dans des centres de vacances, j’étais animateur (7) et il y a quelque chose qui me passionnait, c’était de faire du théâtre avec les mômes (8), de faire des activités d’expression, et si bien que (9) j’ai intégré un mouvement pédagogique qui s’appelle les CEMEA (10) et qui a la particularité d’emmener les enfants au Festival d’Avignon (11), et donc moi-même accompagner ces enfants, j’ai baigné pendant plusieurs années, chaque mois de juillet au Festival d’Avignon. On voyait une vingtaine de spectacles chaque mois de juillet, et quand même, j’ai fini par me dire à un moment : « Mais quand même, c’est quand même pas mal (12), ça ! Peut-être je ferais bien (13) ce métier un jour. » Et comme ça, de façon un peu naïve, on a décidé avec quelques amis animateurs de centres de vacances et de loisirs de faire du théâtre en amateurs. Et puis, on s’est pris au jeu (14) et on est deux, trois à avoir décidé de faire ça à plein temps. Et je crois que c’est comme ça que ça a commencé, il y a une petite dizaine (15) d’années.
– Et de cette… dans cette pratique amateur, c’était tout de suite du côté de la mise en scène que vous étiez ou est-ce qu’à l’origine, vous aviez des envies d’acteur ?
– Non, d’acteur, aucune ! Vraiment absolument aucune ! C’était plutôt du côté de l’écriture, d’abord, un geste d’écriture très personnel. Et de la mise en scène. Et vous citiez Rodrigo Garcia, et je me souviens que un des… un de ses ouvrages, Borgès Goya, m’avait beaucoup touché. Je m’étais dit : « Ah tiens, on peut écrire comme ça, on peut écrire avec cette liberté-là. On peut avoir cette liberté de ton, on peut se débarrasser de la question de l’intrigue, de la question des personnages. » Je sentais une liberté folle et du coup, j’avais vu une mise en scène (16) à Avignon et je m’étais dit : « Ah, mais je crois que c’est ça que j’ai envie de faire. » Et j’avais ressenti la même chose quand j’avais découvert Jan Lauers, à l’époque (17) dans un spectacle qui s’appelait La chambre d’Isabella, et je me souviens m’être dit ce truc un peu naïf d’enfant : « C’est ça que je veux faire quand je serai plus grand. »
Des explications
- en venir à faire quelque chose :
- par accident : par hasard, de manière tout à fait fortuite
- hypokhâgne et khâgne : ce sont les noms respectifs donnés à la première et à la seconde année de classe préparatoire à l’entrée à l’Ecole Normale Supérieure, une des Grandes Ecoles françaises. On dit : Il est en hypokhâgne au lycée Henri IV. Ou encore : Elle a fait hypokhâgne et khâgne dans un lycée parisien.
- une discipline : une matière qu’on étudie / un domaine d’étude
- pareil : de la même manière
- toucher à tout : aborder et découvrir plein de domaines différents. On ne se spécialise pas.
- un animateur / une animatrice : il / elle est reponsable d’organiser et d’encadrer les activités d’enfants et d’ados dans des centres aérés, de vacances.
- un môme : un enfant, un jeune (familier)
- si bien que : par conséquent
- les CEMEA : Centres d’Entraînement aux Méthodes d’Education Active. C’est une association d’éducation populaire.
- le Festival d’Avignon : il a été fondé en 1947 et est un des plus grands festivals de théâtre, pendant lequel Avignon devient une ville complètement dédiée au théâtre.
- C’est quand même pas mal ! = c’est bien, et même très bien
- je ferais bien ce métier = j’ai envie de faire ce métier. Bien dans ce genre de phrase exprime l’envie de faire quelque chose. Par exemple : J’irais bien à la mer le weekend prochain. Qu’est-ce que tu en penses ? / Je boirais bien un petit café, là !
- se prendre au jeu : se passionner pour quelque chose qui au départ ne nous motivait pas tant que ça. Par exemple : Il a commencé à faire quelques gâteaux pour se colocataires. Et puis il a fini par se prendre au jeu et est devenu un pâtissier hors-pair !
- une petite dizaine d’années : environ dix ans, mais à peine plus
- une mise en scène : la façon dont un metteur en scène a organisé le décor, le jeu des acteurs, l’éclairage d’une pièce de théâtre.
- à l’époque : à cette époque-là, à ce moment-là. Cette expression désigne une période qui nous paraît déjà éloignée de nous.
Voici le lien vers ces entretiens très riches avec Mohamed El Khatib.
C’est passionnant de l’écouter parler de son travail, expliquer pourquoi il crée de cette manière. Il y rend hommage à tous ceux qui l’ont marqué et dont il dit qu’ils lui ont ouvert la voie – Roland Barthes, Pierre Bourdieu, Alain Cavalier, le sous commandant Marcos, Maradonna et d’autres. Et c’est passionnant de pouvoir écouter aussi des archives où on entend ces hommes-là. Comment ne pas avoir envie à la fin de lire ou relire ce qu’ils ont écrit, et voir ou revoir ce qu’ils ont filmé ou mis en scène ? Décidément, cette Renault 12 qui ne ressemble à rien nous fait faire un grand voyage.